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C’est le bar du Midi classique, exigu et en longueur. Un comptoir à l’entrée et quatre tables dans le fond. Un électrophone diffuse des airs corses. Ça sent le pastis. On y parle haut. Derrière le rade, le taulier-barman, en bras de chemise, très brun, avec des lunettes. Ses avant-bras comportent d’excellents tatouages dont le plus éloquent représente Napoléon Bonaparte devant les pyramides d’Egypte, avec, en médaillon, Mme Napoléon Bonaparte, née Marie Josèphe Rose Tascher de La Pagerie. C’est ce bras historique qui nous sert le pastis. Quelques personnages qui discutaient au bar ont baissé la voix à notre entrée, mais la converse reprend. Il est question du décès dramatique de Georges Foutré. Un petit homme gros, frisé gris, avec un nez large comme le pied d’une commode anglaise et des sourcils trop bruns pour ses tifs poivre et sel, raconte l’accident, tel qu’il lui a été rapporté par mes excellents camarades de Nice-Matin. Les commentaires vont bon train, comme disait un chef de gare de mes relations.

Les pastis étant petits, nous en éclusons plusieurs. Deux des quatre tables seulement sont occupées. L’une par une jouvencelle d’une quatorzaine d’années, genre boudin irrémédiable, qui accomplit ses devoirs tout en écoutant sa propre musique à l’aide d’un de ces appareils à casque qui font tant pour l’isolement de l’individu au sein de la société.

A l’autre table, est un couple. Mais pas un couple d’amoureux : un couple de pleureurs. L’homme est maigre, grand, jaunasse. La femme, petite brunette sans grande signification collective. Ils chialent, face à face, devant des verres vides. De temps à autre, ils se prêtent un mouchoir pour se torcher la peine.

Et moi qui devine tout, je pressens d’emblée que le bonhomme jaunâtre n’est autre que M. Jean Foutré, de la célèbre banque du même nom.

Sorti de la morgue, il est venu sur les lieux que fréquentait son neveu bien-aimé. Pour y rencontrer qui ? Les souvenirs ou la brunette inconsistante ? Une ombre ou la réalité ?

J’hésite, réfléchis. Pinaud indique au taulier qu’il va devoir lui servir un nouveau gorgeon. Il tente de rallumer son clope, ne fait qu’accentuer la brèche roussâtre pratiquée dans sa moustache grise, tire une goulée avide, à vide, car le mégot est défunté pour toujours, mais il fait comme si tout était O.K. et prend l’air béat d’un sultan pompant son narguilé.

Un mignon cinoche se constitue sous ma coiffe. Je murmure au vioque :

— Attends-moi là, l’Ancêtre.

Et m’approche des pleureurs.

— Je vous demande pardon, je leur titille d’une voix en comparaison de laquelle, celle d’un ordonnateur des pompes funèbres générales passerait pour un disque de Coluche, je tenais à m’associer à votre douleur. Vous êtes monsieur Jean Foutré, je suppose ?

Le chialeur ferme les vannes de son chagrin pour écouter les miens. Il paraît étonné. Je l’affranchis à ma manière :

— Ce pauvre Georges m’a tellement parlé de vous que je vous ai reconnu d’entrée de jeu. Son oncle, c’était quelque chose.

Puis, me tournant vers la connasse :

— Et sur vous aussi, petite, il ne tarissait pas d’éloges.

Voilà, le bouchon est lancé, y a plus qu’à laisser filocher la situation. C’est simpliste, mais les meilleures recettes ne sont jamais sophistiquées. Une omelette se fait toujours avec des œufs battus, une pincée de sel et une noisette de beurre.

J’hoche la tête.

— Terrible, ce qui s’est passé, poursuis-je en prenant place à leur table ; se planter sottement, à son âge.

— Il allait comme un fou, dit le branleur professionnel.

Quand je le vois, l’apôtre, je me réjouis intérieurement d’avoir limé sa gerce. La pauvre bobonne, avec une mannequin pareil, elle a droit à des compensations surchoix.

— Qui c’est que vous êtes ? interroge la brunette bovide.

Je feins un regard circulaire, style troisième coutelas dans les films en noir et blanc, et baisse le ton.

— On ne se connaissait pas depuis lurette, Georges et moi, mais nous deux, ç’avait fait tilt.

Elle semble s’animer un peu, sa connerie ambivalente paraît même faire relâche un court instant.

— Je sais : vous êtes Freddo ? elle dit.

J’opine.

— Je vois qu’il vous a parlé de moi, lui aussi ? fais-je d’un air attendri.

— Il disait que vous étiez petit, moi je vous trouve grand, objecte la donzelle.

Je cligne de l’œil.

— Les pompes à talons truqués réparent les oublis de la nature. Vous me permettez de vous offrir un remontant, m’sieur-dame ?

Ils permettent. La môme écluse un Campari, le banquier se fait une anisette. On reste silencieux, à macérer, eux dans leur peine, moi dans l’imbroglio (je parle couramment l’italien).

Jean Foutré murmure :

— Monsieur Freddo, puisque vous étiez en affaires ensemble et que vous lui portiez amitié, vous ne savez pas si Georges avait de l’argent à revenir ?

Ah ! le vieux requin ! Ah ! le grippe-artiche ! Le sale radin ! L’harpagon infâme ! Cupide, plus que Cupidon ! Ça se branle trois fois par jour pour arrondir ses revenus, et ça jaillit de son chagrin pour essayer d’happer des lambeaux de fric.

Dominant mon écœurement, je profite de l’embellie :

— Côté carbure, j’ignore où il en était, mademoiselle serait peut-être plus apte à répondre ?

Ainsi interpellée, la gosse hoche la tête.

— Vous savez, Georges me tenait pas au courant ; il avait davantage tendance à piquer ma comptée qu’à me parler de ses comptes à lui. Pourtant, je crois que M. Clément lui avait fait une fleur de cinq mille badigeons, j’ai vaguement cru comprendre, un soir qu’il téléphonait…

Le regard atone du branlé s’avive.

— Il va falloir s’occuper de tout ça, fait-il. Où peut-on joindre ce M. Clément ?

Il s’est adressé à moi. Je m’hermétise, ainsi qu’il est de règle dans les milieux du Milieu, feignant de n’avoir point entendu la question, pour lui éviter l’humiliation de n’y pas vouloir répondre.

Mais l’autre, flairant du grisbi dans le secteur, se met à humer, comme toi quand tu renifles un civet de lièvre un peu trop nécrosé.

Alors il se tourne vers la gosse.

— Hein, ce M. Clément, on le trouve où est-ce ?

Elle hausse les épaules.

Oublieux de son grand chagrin, le père Foutré augmente les décibels.

— Moi, je veux le rencontrer, cet homme. Je suis bien certain que Georges travaillait pour lui cette nuit, sinon y avait aucune raison qu’il roulasse à cette heure-là, non ? Votre M. Clément doit comprendre que ça mérite quelques dédommagements, non ? C’est quel genre d’homme ?

— Pas marrant, répond la brunette gaufrée.

— Ah ! Ah ! donc vous le connaissez ! exclame Jean Foutré.

Au lieu d’éluder, la gosse rengracie :

— Ben oui, je l’ai vu une fois ou deux.

— Et vous l’avez vu où est-ce cela ? insiste le charognard à triple émission quotidienne.

J’interviens :

— Hé, petite ! Un peu de discrétion, s’il vous plaît ! C’est pas parce que Georges s’est fraisé qu’il faut monter sur une estrade pour raconter sa vie professionnelle !

Ainsi rappelée à l’ordre, la gosse rougit et se tait.

Furieux, le banquier m’apostrophe en pivotant :

— Non, mais dites donc !

Je sens que l’instant est venu de trancher dans le vif.

— Vous, le marchand de foutre, un peu de décence, please ! Allez vous taper un rassis et oubliez-nous. Ma parole, il est prêt à racler les fonds de cercueils, ce corbaque !