A peine sur le trottoir, j’explose :
— Pourquoi m’avez-vous dit que nous nous connaissions ? On ne s’est encore jamais rencontrés.
Il hoche la tête :
— Je vous demande pardon. Mais pourquoi m’avoir répondu que vous vous souveniez de moi ?
Désarmé, je rigole.
— En fait, reprend Michel Lainfame, c’est ma femme que vous avez connue à La Baule, elle se prénomme Maryse et elle est d’un blond presque blanc, avec de grands yeux verts.
Ça fait boum dans ma tronche !
Maryse ! Tu parles ! Je passais deux heures de chaque nuit avec elle et il m’est même arrivé de lui pratiquer un supplément de quéquette dans sa cabine de bain sur la plage. Le sable c’est le sommier idéal. Silencieux. L’ennui c’est que tu t’ébarbes la bitounette au bout d’un moment. Elle raffolait du zob, cette délicieuse. Une vraie beauté, et pas bégueule. Pour elle, la brosse représentait un grand moment de la vie comme pour d’autres un repas trois étoiles.
Pour lors, je pardonne à son grand éburné[1] de m’avoir filouté en prétendant me connaître.
— C’est juste, dis-je, je la remets parfaitement.
Le verbe remettre peut paraître douteux, compte tenu de la confidence que je viens de te faire, mais m’adressant au mari, la chose ne tire pas à conséquence.
— Comment va-t-elle ? poursuis-je.
— Elle ne va plus du tout, murmure Michel Lainfame, c’est d’ailleurs à ce propos que je me suis permis de vous déranger, monsieur le commissaire ; figurez-vous que je l’ai tuée il y a moins d’une heure.
Tout autre sursauterait, exclamerait des onomatopées plus ou moins taupées, s’écrierait du « Allons donc ! », du « Vous plaisantez ! » et autres billevesées pauvrettes qui aident à exprimer la surprise ou l’incrédulité, voire les deux réunies en un seul paquet.
Moi, sans broncher, tac au tac, je lui virgule :
— Accidentellement ?
— Si l’on veut.
La nuance m’échappant, je le prie de me fournir quelques précisions si c’est un effet de son amabilité.
— Eh bien, m’explique-t-il assez volontiers, j’ai découvert qu’elle me trompait sous forme d’une lettre qu’elle était en train d’écrire à un prénommé Lucien et que je parvins à lui arracher des mains. Elle y appelait ce monsieur « ma belle queue d’amour » et « mon ogre bouffeur de cul », ce qui, selon moi, ne laissait planer aucun doute sur la nature de ses relations avec le Lucien en question. Comme elle avait tendance à se gausser de mon courroux, cependant très plausible venant d’un époux, je me suis permis de lui tirer quelques balles de mon pistolet dans la région du cœur.
— Voilà une réaction bien excessive si l’on se réfère à la précarité des choses, dis-je. Le cul a ses abandons, le cœur a ses faiblesses.
— Il s’en faut d’un pied que ce ne soit un alexandrin, remarque distraitement le mari infortuné (et violent) de Maryse, fin lettré pourrait-on en conclure. Oui, je sais que ma réaction manque de style. On ne tue plus, aujourd’hui, pour une coucherie.
— D’autant, l’accablé-je, que les termes dont se servait votre femme pour écrire à ce Lucien n’avaient rien de très sentimental. Le style restait au niveau du bas-ventre. Jamais Juliette n’aurait appelé Roméo son « ogre bouffeur de cul » ; peut-être Juliette Drouet se serait-elle permis un tel laisser-aller avec Victor Hugo, compte tenu de la vitalité du mec, mais j’en doute. Louise Collet non plus n’aurait pas traité Flaubert de la sorte.
Pris à la digression, Lainfame soupire :
— Pourtant, le bon Gustave, avec ses fortes moustaches et son style poil-de-culteur…
— Taratata, mon cher, l’auteur de Salammbô n’avait rien d’un ogre hugolien, ni à table ni au lit et encore moins devant la page blanche.
Cet échange de vues nous a amenés jusqu’à la rue de Rennes que nous remontons d’un double pas tacite, moi suivant le mari assassin avec une parfaite machinalité.
— Au fait, dis-je, pour quelle raison avez-vous fait appel à moi, Lainfame ? Votre affaire est cruelle mais relativement banale : crime passionnel. Cocu, vous tuez l’infidèle. Ça ne donnera pas quatre lignes dans les journaux de demain et un avocat bègue obtiendrait votre acquittement aux assises, même en traitant les jurés de sales cons. En quoi puis-je vous être utile ?
Il glisse sa main meurtrière sur mon bras séculier, un peu trop familièrement à mon goût, aussi me dégagé-je avec un maximum de discrétion et un minimum de mouvements.
— Commissaire, je viens d’être nommé président-directeur général de la Kou Kou Clock Bank, justement nationalisée. J’ai quarante-deux ans, des projets et des perspectives valables pour les réaliser, je trouve dommage de sacrifier ma carrière à une pétasse morte. L’idée m’est venue que je n’avais pas tué Maryse. Et comment l’aurais-je supprimée, la pauvre chérie, puisqu’elle est décédée depuis une heure et que ça en fait deux que nous sommes ensemble ?
Bon. Dans ces cas-là, tu conserves ton sang-froid et tu prends bien les clous, quand le feu est au vert, pour traverser la rue.
Intéressant, ce Michel Lainfame. Une personnalité !
— Ne venez-vous pas de m’appeler commissaire ? soupiré-je.
— N’est-ce pas là votre grade ?
— Précisément, j’ai peut-être vécu jusqu’à ce jour sur un malentendu, mais je croyais qu’il excluait la possibilité de toutes propositions douteuses, du moins de la part d’un honnête homme. Certains malfrats pleins d’audace et de crédulité tentent bien sûr de nous acheter, mais comme nous ne sommes pas à vendre, nous leur faisons payer cher leurs propositions.
Lainfame opine.
— Je sais que la police est honnête, commissaire, à de rares exceptions près. Heureusement pour le pays, car la corruption de fonctionnaire constitue le pire des chancres. Aussi je ne vous propose rien. Nous allons seulement chez moi pour y prendre un pot. Et nous y découvrirons le cadavre raidissant de la belle Maryse. Personne ne m’a vu sortir tout à l’heure, car j’ai eu la présence d’esprit de prendre l’issue donnant sur une impasse.
Je ralentis en passant devant un magasin de prêt-à-ôter féminin ; il y a en vitrines des mannequins de plastique fumé tellement suggestifs qu’ils feraient goder un arc-en-ciel.
— Vous savez que je ne pige toujours pas, fais-je à mon compagnon. Votre cas était tellement simple ! Et vous le compliquez à plaisir. Tuer sa femme infidèle relevait de la mauvaise humeur, mais tenter de corrompre un officier de police en exigeant de lui un faux témoignage, voilà qui est moins sympathique ; le jury le prendra mal. Les Français sont très exigeants avec leurs flics, par contre, ils ne tolèrent pas qu’on essaie de les soudoyer.
En guise de réponse, Lainfame me tend un feuillet à en-tête de l’Hermitage. Il s’agit d’une photocopie. Quelques lignes y sont tracées :
Merveilleuse Maryse dont pas un pouce de peau n’a échappé à mes investigations.
Impossible ce soir, car je dois faire un voyage éclair à Paris. Mais je serai de retour demain, en fin de journée, et nous mettrons les bouchées quadruples.
— Si j’ose dire, ce poulet est de vous, n’est-ce pas ? demande Michel Lainfame.
Je le lui rends.
— En effet. Et dès lors que vous en avez connaissance, permettez-moi de vous féliciter, vieux : votre femme faisait admirablement l’amour. Sans frénésie excessive, mais avec un bel élan généreux.
— Oui, j’ai su cela, en son temps, admet-il d’un ton noyé de mélancolie.