— Non.
— Pour quelle raison ?
— Parce qu’on ne peut pas encaisser cent mille francs par téléphone, monsieur Moulayan.
— De quels cent mille francs parlez-vous, monsieur X ?
— De ceux que vous allez me remettre en échange de renseignements précieux pour vous. Tenez, je vous donne un échantillon afin de vous prouver que je ne bluffe pas : le juge Favret, chargé d’instruire l’affaire Lainfame, vient d’arriver à Nice en compagnie de son greffier. Ils sont descendus au Négresco. Réfléchissez, monsieur Moulayan, si cet éminent et ravissant magistrat, car le juge est du sexe féminin, se trouve ici, c’est qu’il y a anguille sous roche concernant vos activités, non ? Ce que je vous annonce là est facilement contrôlable, voulez-vous vérifier et que je vous rappelle un peu plus tard ?
— Où êtes-vous ? questionne tout à trac le Libanais.
— En ville, réponds-je innocemment. Mais si vous consentez à me fixer rendez-vous, cela ne saurait être ailleurs qu’à votre hôtel : je suis un homme prudent. J’aime la vie, monsieur Moulayan, sinon je ne vous demanderais pas cent mille francs.
Mon rire ponctuateur est moins beau que le Concerto pour deux mandolines de Vivaldi, mais il produit tout de même un certain effet.
— Je ne sais pas à quoi vous faites allusion, finit par répondre le Libanais, tout cela me paraît bien fumeux et je n’exclus pas la possibilité que vous soyez un déséquilibré, mais cela m’amuserait de vous rencontrer.
Sa voix, je vais te dire la vérité, tu peux rayer tes qualificatifs précédents, elle est de miel. Tu m’entends, Dunœud ? De miel.
— Alors quand ?
— Dans un quart d’heure, est-ce possible ?
— Ben voyons, j’arrive.
Et pourri ! je raccroche, surexcité comme si j’étais le collant d’Isabelle Adjani.
Que va-t-il découler de cette rencontre ? J’invite le lecteur curieux de le savoir à se déplacer un peu plus loin, après les astérisques (et périls) que je vais séance tenante déposer sous le présent texte afin d’aérer une prose qui a besoin d’un instant de répit.
Suis-moi, camarade lecteur.
Ou plutôt accompagne-moi. Ta mauvaise oreille, c’est la droite ? Bon, alors place-toi à ma dextre et franchis à mon côté la porte-couperet de l’Azur Grand Lux.
Tiens, le concierge a changé depuis naguère. L’a remplacé un monsieur à tête de sénateur américain d’avant-guerre, cheveux blancs, lunettes cerclées d’or, regard calme. Il cause avec une personne d’Outre-Atlantique sans un pouce d’accent, ce qui renforce la ressemblance signalée en cours de paragraphe.
J’attends mon tour.
Il vient.
— J’ai rendez-vous avec M. Moulayan, chambre 180, débité-je sur l’air (le grand) de Lakmé.
— Qui dois-je annoncer ?
— La personne qui a rendez-vous avec M. Moulayan, dis-je le plus sérieusement d’Europe (pourquoi toujours « du monde » ? restons un peu entre nous, merde !).
Le sénateur sonne la chambre du Libanais, répète docilement ça que je viens de lui causer, répond « Bien, monsieur Moulayan » d’un ton qui en dit long sur les pourliches que le banquier doit virguler dans l’air à la ronde, et me fait signe avec son sourcil gauche que je peux monter.
Il se passe très exactement ce que je supposais, à savoir que lorsque je déboule au premier étage, un type quitte la chambre 180, un homme entre deux stages, à mine gaufrée, regard bleu sombre, bouche mince, fringué avec une élégance ruisselante de mauvais goût.
Son innocence est à ce point feinte qu’elle équivaut à de la franchise.
— A tout à l’heure, Freddo ! lui lancé-je.
Il en reste comme deux ronds de ce que tu voudras, mais surtout pas de flan : ça me fout mal au cœur.
— On se connaît pas ! il blatouille.
— Ça commence, réponds-je. Je suppose que tu es chargé de guetter ma sortie et de me faire un brin de courette ? Nous aurons donc l’occasion de lier connaissance, pas vrai ?
Et je l’abandonne à ses stupeurs pour sonner au 180. M. Moulayan m’ouvre de sa propre main, laquelle est menue, soignée, mais pas appétissante pour un cannibale.
C’est un homme de belle allure. Les gens du Levant « désorientent » les Nordistes que nous sommes par leur côté bistre et grassouillet, leurs regards de braise frangés de longs cils pas toujours catholiques, ni même maronites, leur onction, leur voix de miel que je te causais et une certaine manière de s’habiller chic qui fait piger d’emblée pourquoi un lord anglais ne passera jamais pour un voyageur de commerce. Nonobstant, Moulayan est un personnage de bonne allure, grassouillet, c’est vrai, bistre, j’en conviens, au regard sombre, je ne le nie pas, à la voix suave, je l’ai déjà dit en plusieurs exemplaires, onctueux, il serait sot de prétendre le contraire, et à la mise chiquement libanaise, j’en suis d’accord, mais, enveloppant le tout, il se dégage de sa personne un charme, une énergie, voire une grâce équivoque auxquels on est immédiatement sensible.
Il me considère en souriant ; et son sourire ne fait pas troisième ya. Sa courtoisie lui est naturelle. J’ai déjà seriné que La Fontaine était un homme affable. Lui est carrément gentil. Il a la vocation de séduire, un besoin viscéral de plaire à tous ceux qui l’approchent.
On se serre la main en vieilles connaissances heureuses de se retrouver.
Sa chambre est tendue de velours bleu. Meubles modernes, style « qu’est-ce que t’en penses ? » de bonne facture (ça vaut plus cher que l’ancien).
Il me désigne un fauteuil de cuir d’un bleu plus soutenu que l’ensemble de l’appartement et assure son sonotone.
— Je peux vous offrir quelque chose ? demande-t-il.
— Dix millions d’anciens francs et un scotch, réponds-je.
Il s’approche d’un réfrigérateur encastré, le décastre et prépare deux whiskies en bonne et due forme.
— Sec ou à l’eau ?
— Sec.
Il me tend le verre.
— Voilà déjà le scotch, fait-il plaisamment.
A ce moment, je perçois un feutrement glisseur dans sa turne (l’anneau de sa turne est fixé à la clé) et j’avise avec quelque retard sur le méridien de Greenwich Village, une forme sombre languissamment vautrée sur le lit bas, dans l’alcôve servant d’alcôve.
Une fille brune, à la peau délicieusement teintée, joue les mères Récamier en me regardant exister. Je lui souris, elle non. Mais peu importe ou exporte, je ne suis pas là pour la bagatelle ayant déjà donné à deux reprises dans la matinée.
M. Moulayan raffole du whisky, ce qui me fait espérer qu’il m’est pas musulman, car soucieux des valeurs reconnues, j’aime qu’on soit fidèle à sa religion, sa patrie, son épouse et sa parole.
Il lampe une gorgée de perroquet, la conserve en bouche pour s’éblouir les papilles avant de la laisser glisser.
— Eh bien, cher monsieur, je vous écoute, déclare-t-il sans se détartrer de sa gentillesse mentionnée à la rubrique description, quelques centimètres plus haut.
Je pose mon verre et sors ma carte de flic.
Il la prend en considération, mais sans marquer la moindre tracasserie.
— Vous êtes commissaire de police et vous venez me demander cent mille francs ! gazouille-t-il. Les policiers français n’ont pourtant pas la réputation d’être corrompus.
— Aucune réputation n’est perdurable, soupiré-je. Disons que je suis un cas. Un cas d’espèce ou une espèce de cas…
— Expliquez-vous.
— Ne pourrions-nous rester seuls ? objecté-je en regardant vers l’alcôve.
— Nous le sommes : Ira ne parle pas un traître mot de français.