« Ah ! bon, me dis-je, voilà pourquoi elle n’a pas répondu à mon sourire : elle ne rit pas français. »
Chassez le calembour, il revient au triple galop.
— Eh bien, à dire vrai, monsieur Moulayan, enchaîné-je comme le canard du même nom, sans vouloir atténuer mon acte, je dois vous dire que le terme de corruption est impropre dans cette aventure. Si je demande une somme d’argent, relativement raisonnable, c’est à titre de dédommagement. L’on me doit réparation.
— Diable ! Et pourquoi ?
— Parce que Michel Lainfame m’a pris pour un con, voire pour une tête de Turc, ce qui est pire, bien que je sois lié d’amitié avec quelques Turcs de bon aloi, et parce que sa plaisanterie me cause un grave préjudice au niveau de mon avancement.
— J’ignore qui est ce Michel Lainfame dont vous me parlez à tout bout de champ, murmure Moulayan.
Je me penche pour saisir sa petite main d’avorteur en exil et la pétris des deux miennes.
— Monsieur Moulayan, je vous demande d’admettre une chose essentielle : rien ne va être possible entre nous si nous ne jouons pas franc-jeu (ou Franjus pour ceux qui aiment le cinoche). J’aurais pu venir vous chambrer, vous taire que je suis flic, j’ai préféré y aller carrément. Je vous suppose bien trop psychologue pour ne pas comprendre que j’étale mes cartes à l’endroit.
Le Libanais devient ineffable (comme Florian, pour changer).
— Cher monsieur, zouzouille-t-il, puisque vous me jugez psychologue, pourquoi me prenez-vous à votre tour pour un con ? Croyez-vous, qu’après vous avoir regardé et écouté pendant cinq minutes, je crois vraiment que vous êtes là pour me soutirer dix malheureux millions d’anciens francs archidévalués ? Vous n’avez pas beaucoup la tête d’un homme qui se vend, et encore moins celle d’un homme qui se solde.
Ayant virgulé, il sirote son scotch et me fait la charité de ne pas me regarder.
— Bravo, lancé-je. Oui : bravo ! Vous êtes un homme très fort, monsieur Moulayan. Il est vrai que je ne suis pas un flic pourri, mais il est exact en tout cas que je suis un policier pris dans une toile d’araignée, je vais vous raconter la chose.
Et je lui balance toute la sauce, sans rien travestir, ce qui doit te laisser pantois (de l’ancien français pantaisier). J’ai recours à cette méthode quand l’adversaire en est digne, il arrive qu’elle porte ses fruits.
Je ne tais à Moulayan que mon inclination pour le juge Favret ; au contraire, je laisse aller mon ressentiment contre ce magistrat méprisant qui m’accable de brimades afin de fustiger mon action parallèle.
Le Libanais m’écoute comme un neurologue son patient, avec une attention un peu distante, en homme qui sera amené à se prononcer au bout de la péroraison, mais qui n’est pas impliqué dans les faits qui lui sont confiés.
Lorsque je me tais, son verre est vide, le mien aussi.
— Je vous en sers un autre, commissaire ?
— Pourquoi pas ?
Il renouvelle les consos puis lance quelques mots en arabe à la fille de l’alcôve. Cette dernière répond brièvement. Et moi, pendant ce temps, tu sais quoi ? Non ? Je repère mon petit enregistreur tout culment posé sur une étagère de verre fumé, à côté d’une œuvre d’art moderne qui ne ressemble à rien et donc te fait penser à n’importe quoi. Je sais bien que, depuis la « Lettre volée » d’Edgar Poe, les non-cachettes sont les plus sûres, pourtant je me dis que la Vieillasse s’est pas gercé la bagouze ! Il a dû s’introduire ici sous un prétexte de service, peut-être en usant d’un gilet rayé chapardé dans la lingerie, et poser mon engin à la va-vite, en présence du couple. Fatal, puisque Moulayan n’a pas encore quitté sa piaule !
Surtout, l’oublier. Je me gaffe de la transmission de pensées. Si l’appareil m’obnubile, je vais déclencher un mécanisme secret dans les méninges du banquier.
Il me remet le deuxième scotch d’un air songeur.
— Je suis très contrarié, monsieur le commissaire, déclare-t-il.
— Vraiment ?
— Vous m’êtes sympathique, or je ne vais pas pouvoir vous être utile.
— C’est donc un refus catégorique ?
— Ne confondez pas refus et impuissance.
— Monsieur Moulayan : vous connaissiez le dénommé Georges Foutré, il est venu vous voir dans cet hôtel et j’ai des témoins. Foutré surveillait la maison des parents Lainfame quand je lui ai sauté au colback.
— J’ai reçu effectivement sa visite. Il était d’origine pied-noir et il avait connu mon fils en Afrique du Nord. Il est venu m’en demander des nouvelles, Joséphin l’ayant averti de mon séjour sur la Côte d’Azur.
Que veux-tu objecter à ça ? Et puis il est si quiet, Moulayan, si confiant en lui-même, si certain d’être à l’abri de toutes les manigances.
— Il s’est lié de sympathie avec un certain Freddo, lequel sortait de chez vous lorsque je suis arrivé.
— Ce n’est pas impossible. Freddo est chauffeur de grande remise, c’est lui qui me pilote sur la Côte dans mes déplacements.
— Donc, nos relations tournent court ?
Son sourire me désarme. J’aurais des fusées Pershing dans mes poches, je les flanquerais dans la corbeille à fafs. Incoinçable, le cher homme.
Je torche mon glass et me déplante du fauteuil.
— Dommage, monsieur Moulayan, lui dis-je, je crois que nous venons de passer à côté d’une grande histoire d’amour, vous et moi. Je vais donc poursuivre mon cavalier seul. J’arriverai au bout de mes recherches, croyez-le. Et peut-être regretterez-vous votre attitude.
— Allons, monsieur le commissaire, pas de menaces voilées, je vous en prie, fait le Libanais avec un sourire exotique et légèrement trop sucré.
— Où avez-vous pris qu’elles sont voilées, rigolé-je, nous ne sommes pas au Moyen-Orient !
Derechef, nous nous en pressons dix.
Je sors.
En face, la porte du 183 se referme presto. Mais le mégot momifié de Pinaud gît sur la moquette du couloir.
Une Mercedes noire stationne sur le menu terre-plein réservé aux clients de l’hôtel et aux taxis.
Freddo est installé au volant. Il s’est affublé de Ray-Ban sombres et mâche du schwing-gum pour se donner l’air intelligent.
Car depuis que l’homme a cessé de marcher à quatre pattes, il n’a jamais rien découvert de plus efficace pour mobiliser son potentiel intellectuel. L’individu qui mâche du chouinegomme impressionne immédiatement et je dirais mieux : intimide… Lorsque je me trouve brusquement face à un rumineur de caoutchouc, me voici saisi par la majesté de l’instant. Je comprends qu’il se produit quelque chose de « dépassant » et je reste indécis, troublé, ébloui par tant de connerie concentrée dans un acte aussi menu. Des frissons me traversent ; des froids coulis rôdent par mes orifices ; une peur confuse me saisit, qui m’incite à la fuite. Et alors, comme tant de fois, je me réfugie dans l’imploration divine. Il n’est de refuge qu’en haut. Lève ton visage vers le ciel et dis-lui ce que tu as à lui dire, même si ça n’est pas gentil. Tu verras comme tu seras soulagé après. La prière, c’est l’âme qui avait besoin de pisser.
Continuons.
Le beau Freddo mâchouilleur est donc là, en attente de son « client ». Je m’installe à son côté, sans qu’il ait le temps de dire ouf, et d’ailleurs, cela rimerait à quoi qu’il prononce un mot aussi idiot ?
— Georges t’aimait beaucoup, lui dis-je comme entrée en table des matières ; si c’est pas malheureux : aller se fraiser la poire contre un camion hollandais, je te demande un peu ! Il aurait percuté un camion italien, espagnol, ou français, voire anglais à la grande rigueur, mais hollandais ! Tu connais la Hollande, toi ? En mai, ça paye à cause des tulipes, mais ensuite ne reste que les moulins à vent et les Hollandais qui ont l’air aussi cons qu’eux.