Je tire mon étui de deux cigares de ma poche, le lui présente :
— T’es tenté, Freddo ? Ce sont des claros de La Havane, Castro m’en envoie chaque année une boîte pour mon anniversaire. La robe en est verte, tu vois. Non ? Toi, c’est la vieille cousue des familles ! T’as tort, tu feras ton petit cancer des éponges avant moi. Bon, on y va ?
Jusque-là, ma faconde lui a bousculé les méninges. Hébété, il demande :
— On va où ?
— Démarre, je te dirai.
— Je peux pas, j’attends…
— T’attends plus : je suis là. Roule !
Et j’accomplis une chose qu’on ne voit que dans les films de catégorie merdique, mais faut pas faire le difficile avec un auteur comme l’Antonio, que tous les moyens lui sont bons : poil à gratter, torgnoles, calembours, larmoyades, etc. Je dégaine l’amie Tu-Tues, et plante son mufle entre deux côtes à Freddo, au niveau du cœur.
— Allons, bonhomme : contact !
Il se reprend un brin :
— Comme si vous pouviez me flinguer devant un portier d’hôtel sur la Promenade des Anglais !
— Où tu as pris que je te flinguerais ? Mon pétard n’est pas à balles ; mais à curare. Si je presse la détente, une minuscule aiguille t’injecte dans ta viande juste ce qu’il faut pour que tu sois paralysé à vie. Effet instantané et c’est même moi qui donnerai l’alerte comme quoi t’as eu une attaque.
— Je vous ai rien fait ! s’affole le Freddo qui est plus à l’aise dans une partie de castagne à poings nus que dans une joute oratoire.
— Refus d’obéissance, t’appelles ça rien, Freddo ! Tu sais que pendant 14–18 on a passé des chiées de bidasses au peloton pour ce motif ? Allez, fonce, tu ne disposes pas d’un potentiel énergétique suffisant pour pouvoir me contrer.
Freddo file un coup de sabord marloupin sur l’entrée de l’hôtel, escomptant un miracle, mais Nice n’a jamais été la succursale de Lourdes et rien ne se produit, sauf que le portier se gratte discrètement les couilles de sa main blanchement gantée. Le driveur retient un soupir et met les bulles.
— Où on va ? demande-t-il une fois qu’il a pénétré dans le flot des bagnoles.
— Prends la direction de Cannes.
Il roule sans hâte. Ses mâchoires crispées forment deux boules d’os sous sa peau.
On atteint l’aéroport.
— Prends à droite, j’adore l’arrière-pays.
Il enquille une voie tranquille, bientôt ça se met à grimper. Je pense au juge Favret, si mignonne devant son assiette. Vrai, ce que j’aimerais lui claper la case départ à Médème. Je lui raffolerais le frifri, à la magistrate, à l’en faire geindre comme une scie musicale. Je la pressens délectable. La Grande Bouffe, avec elle, ça doit être le summum du nectar, plus deux doigts fureteurs dans la bagouze pour créer le climat ! Mince, je vais pas me mettre à triquer dans la Mercedes de Freddo, sans blague !
Nous longeons de ravissantes villas Sam-Suffy, des maisonnettes « Mon Repos » et brusquement, je glapis :
— Freine !
Il file un coup de patin à la désespérée.
— Recule un chouïa, petit Prince.
Freddo obéit des mains et des pieds. Je ne me suis pas gouré : voici bien l’endroit idéal, une sorte de terrain aussi vague qu’un programme politique, transformé en cimetière de bagnoles. C’est silencieux, sinistros malgré le soleil et les fleurs sauvages poussant entre les épaves.
Je parle de silence, il est relatif, car, lorsque mon pilote hors ligne a coupé la sauce, nos étiquettes sont assaillies par un foisonnement d’insectes et de pépiements de zizes.
— Ça a beau être des voitures, on se croirait vraiment dans un cimetière, non ? fais-je à Freddo.
Il ne répond rien. Pianote nerveusement son volant élégamment gainé de simili-peau de panthère.
— J’aime discuter de choses sérieuses dans la paix de la nature, lui déclaré-je, ce qui le laisse froid comme le cul d’un esquimau constipé.
C’est pas un lyrique, Freddo. Le matérialisme se lit sur sa frime en caractères majuscules.
— Logiquement, ça devrait bien se passer, reprends-je. J’ai deux ou trois questions à te poser, tu y réponds, après quoi on rentre en ville et on se dit bye-bye. Seulement, gaffe-toi : sur les questions que je vais te poser, je connais la réponse de plusieurs, si bien que tu n’as pas la possibilité de me chambrer. Tu me reçois cinq sur cinq, Tout-Beau ?
— Allez-y toujours, dit-il en s’adossant à sa portière pour me faire face.
Il adopte une posture nonchalante, remontant son genou droit à la hauteur de son menton. Il se caresse la jambe. Moi, tu me connais, non ? Des coups comme celui qu’il mijote, j’en inventais déjà quand Félicie changeait mes couches. Mon intervention est sèche. Une plongée : vraoum ! Il déguste mon crâne à pleines chailles et tourne de l’œil. Le sang lui pisse de partout. Je remonte la jambe de son futiau et découvre un lingue arrimé dans sa chaussette par un gros élastique noir. Sur la lame, il y a écrit, en creux : Kauhava-Finland.
Je jette dédaigneusement l’eustache par-dessus ma vitre à demi baissée.
— Allons, Freddo ! Du poulet, avec un couteau ! T’es folle dans ton petit cigarillo, toi !
« Je t’ai dit que tu ne faisais pas le poids ; même avec des plombs de vingt-cinq kilos dans chacune de tes fouilles, tu continuerais de flotter à la surface. Maintenant, assez plaisanté, on entre vraiment dans le vif du sujet. »
Il opine, résigné.
— Lainfame Michel, tu connais ?
— Je l’ai rencontré, oui, convient le beau Freddo.
— Dans quelles circonstances ?
Il n’a pas le temps de répondre. Une tire pénètre dans le cimetière de voitures, qui se pointe jusqu’au pare-chocs arrière de la Mercedes.
Mon confrère Quibezzoli, l’un de ses hommes, le juge Favret et son enculé de greffier en descendent.
A suivre…
NOTICE
« Allons bon ! » me dis-je en aparté, car mes réflexions s’articulent toujours dans un style beaucoup plus sobre et condensé que mon style écrit.
Le quatuor (qui n’est pas à cordes, mais à pieds) s’avance jusqu’à ma portière. Quibezzoli toque comme s’il s’agissait de l’huis d’un appartement.
Je baisse ma vitre.
— Si vous quêtez pour la Croix-Rouge, j’ai déjà donné, fais-je.
Mais n’étant pas joyeux de nature, et compte tenu de son entourage magistral, il s’abstient du moindre sourire.
— Pouvez-vous sortir, commissaire ? Nous avons besoin de vous parler.
J’hésite.
— D’accord, dis-je, je descends parce que le juge Favret est une femme et que je ne parle pas assis aux dames debout.
Les insectes, indifférents à nos mesquins problèmes de mammifères pensants, continuent de crépiter comme un feu d’artifice. Archiptères, coléoptères, diptères, hyménoptères, lépidoptères, névroptères, orthoptères s’en donnent à cœur joie.
— Ainsi, vous me suiviez ! fais-je. J’ai déjà exprimé ma réprobation à l’un de vos sbires, je suis prêt à continuer avec vous, collègue !
Il retrousse ses babines de cador teigneux :
— Je ne vous le conseille pas. Moi, je travaille officiellement, j’ai des ordres. Le juge Favret souhaitait vous auditionner d’urgence et vous avez grossièrement repoussé sa convocation.
— Je n’ai eu de contact qu’avec son greffier.
— Il s’exprimait en son nom.
Je me décide à sortir un de mes cigares.
— La fumée ne vous gêne pas ? demandé-je à la belle Hélène.
Elle secoue négativement la tête. J’use du cérémonial d’usage pour allumer mon barreau de chaise. Un qui se demande si c’est du lard ou le duc Hochon, c’est Freddo. Cette bouille, en m’entendant appeler commissaire ! Je suis tremblant d’une rage glaciale. Juste au moment où le mec s’affalait, voilà ces pieds-nickelés qui déboulent, avec à leur tête de nœud, la Jehanne d’Arc des dossiers verdâtres ! Pour rattraper le coup, ensuite, ce sera macaque bonno, comme dit Bérurier. Un amphigouri de cette nature, c’est pis qu’une baise ou une mayonnaise avortée, même à la manivelle tu peux plus la ravoir.