Elle reste un instant silencieuse. Je la regarde à la dérobée (ce que je la déroberais bien moi-même, bon Dieu !). Elle finit par murmurer :
— Vous devriez avoir davantage de respect humain, commissaire. Votre insistance a quelque chose de… de très pénible.
— Et de désespéré, ajouté-je.
On ne se dit plus rien jusqu’à Nice.
Dans une petite pièce où se dessèche un bouquet de mimosa, unique ornement de ce lieu dont l’anonymat flanque la nausée, elle recueille ma déposition, la nouvelle, qui s’enchaîne sur celle qu’a prise Quibezzoli la veille. Le ton de ses questions est morne, le ton de mes réponses l’est plus encore. Tout cet échange est mécanique. On a l’air brusquement de se foutre éperdument de l’affaire Lainfame. Le mystère ne nous passionne plus.
Le vieux gribouillard relit le texte en attendant de le relier. Je persiste et signe.
Et puis je demeure face au juge, les jambes croisées, l’air tout chose, abîmé dans des sentiments confus.
— Si vous voulez me permettre d’ajouter quelques mots, hors antenne, Mme Favret, je vous dirai que ce genre d’enquête doit se mener à chaud et au pas de charge. Votre intervention, tout à l’heure, a été pour le moins intempestive, car j’allais obtenir des révélations de ce Freddo.
— Nous le retrouverons, assure-t-elle.
— Peut-être, mais les circonstances seront alors telles qu’il ne parlera plus car vous userez de la voie officielle. Mon efficacité vient de ce que je n’hésite pas à me marginaliser en usant de moyens plus ou moins légaux.
— Nous sommes les représentants de la légalité, objecte-t-elle.
— Vous, certes, mais pas moi. Mon rôle est de combattre les criminels et d’obtenir des résultats positifs.
Tiens, s’amadouerait-elle ? Elle ne me rebuffe pas, ne me congédie pas comme un palefrenier ivre.
— Je vais convoquer immédiatement le sieur Moulayan.
Le sieur vous l’offre !
— Me permettez-vous de donner un coup de téléphone, madame le juge ?
Elle désigne l’appareil d’un geste irrité.
Je demande au standard de me passer l’hôtel Azur Grand Lux et c’est fait en moins que pas longtemps. La téléphoniste de l’hôtel m’annonce que Moulayan a dû quitter l’hôtel précipitamment, de même que Mlle Ira Palhuin, la personne qui l’accompagnait. Il a réglé sa note, mais laissé ses valises qu’il devra faire prendre plus tard.
— En ce cas, lui dis-je, passez-moi M. César Pinaud.
Elle répond que oui, mais au bout d’une forte insistance, m’informe que ce dernier ne répond pas.
Parbleu ; le Débris s’est mis à filocher Clément Moulayan. Fasse le ciel qu’il ne se laisse pas décrampinner trop vite !
Je mets le juge au courant de la situasse.
— Vous voyez que j’ai raison quand je vous dis que tout cela manque de promptitude. Le Libanais a eu le temps de fuir. Je vous fiche mon billet qu’il s’est fait conduire à l’aéroport. Il faut immédiatement lancer un avis de recherches, peut-être s’y trouve-t-il encore ?
— Je vais aviser, réagit la magistrate ; je vous remercie, commissaire, mais je n’ai plus besoin de vous.
Elle me décoche à nouveau son regard froid, gardant ses deux jolies menottes bien à plat sur le cuir du vieux sous-main.
— Puis-je me permettre une dernière question ? articulé-je.
— Je pense que nous n’avons plus rien à nous dire, bonsoir.
Alors je me penche vers elle par-dessus la table-bureau.
— Je me tiens à la disposition de la Justice, madame, ne l’oubliez pas : de jour et de nuit.
Là-dessus, je m’en vais. Dans le couloir, je me heurte à l’ami Quibezzoli.
— Et voilà, lui dis-je, tout s’arrange quand on oublie ses mouvements d’humeur. Si nous allions boire une coupe bien fraîche à mon hôtel, collègue ? Manière d’enterrer cette ridicule hache de guerre. On a mieux à se faire que des crocs-en-jambe, vous et moi.
Il hésite, s’apprête à refuser, je le sens.
— Je dois bouffer avec le ministre de l’Intérieur demain soir, chez le grand patron de la Rousse, poursuis-je ; si vous avec un petit machin à la traîne et dont vous souhaiteriez qu’il s’accélère, je suis votre homme.
Un éclat vite éteint flamboie dans sa prunelle. Il se met à me suivre, comme un âne qui aime les carottes.
Deux bouteilles de champagne vadrouillent dans notre tubulure et le commissaire Quibezzoli commence à prendre un regard de belon double zéro. Il m’a confié l’espoir de sa mutation à Paris et j’ai réchauffé celui-ci au bain-marie des promesses fallacieuses. On se tutoie.
Le jugeant à point, je décide de lui placer ma fameuse botte de Nevers.
— A propos, Brice (c’est là son écologique prénom), qu’as-tu fait du citoyen Courre Martial qui tarabustait les parents Lainfame ?
— Je l’ai filé au ballon !
— En attendant quoi ?
— Que la petite juge décide.
— Tu sais ce qui serait marle, mon grand ? fais-je en vidant le reliquat de la seconde quille dans son godet, ce serait de le relâcher.
Il bondit, ce qui manque le déchaiser.
— Quoi, le relâcher ?
— En organisant une courette bien suave, il nous permettrait de recoller au peloton qui vient fâcheusement de prendre la tangente.
Malgré sa biture en voie de développement, mon éminent confrère hoche la tête :
— Trop risqué ; s’il nous échappait ?
— Ce serait à nous autres d’usiner pour éviter ce genre de gadget.
— La gonzesse va crier au charron et faire tout un cirque ; elle est jolie mais pas marrante, les bonnes femmes investies d’autorité se prennent toutes pour des Jehanne d’Arc. Je ne sais pas si tu as remarqué celle-ci, la façon qu’elle nous parle ! Selon moi, elle manque de bite !
— Les grands esprits se rencontrent, approuvé-je, j’ai déjà posé le même diagnostic à son sujet.
— Tu devrais essayer de la mettre à plat, ricane Quibezzoli, on m’a raconté que tu tombais toutes les frangines qui passaient à promiscuité ?
— On exagère, je ne tombe que celles qui me plaisent, réponds-je modestement. On s’en commande une autre ?
— La dernière, alors. Dis donc, on voit que tu as des accommodements avec le ciel, toi, tes notes de frais t’empêchent pas de roupiller !
C’est le moment que choisit le barman pour m’annoncer qu’on me réclame au fil.
It is Pinuche.
Le Vieillâtre marque sa satisfaction de m’obtenir en ligne par une quinte menue entrecoupée de syllabes sans signification objective.
— Calme-toi, respire à fond, déporte ton mégot sur la gauche, toute, et compte jusqu’à dix avant de parler, lui conseillé-je.
Il souscrit à ces conseils dont le bien-fondé ne lui échappe pas, prend même un temps supplémentaire et commence son récit de Tu-ramènes.
— Il s’est passé pas mal de péripéties et autres incidences depuis ta visite à Moulayan, attaque l’éminent déchet. Je vais te les résumer dans leur ordre chronologique.
« Peu après que tu eusses quitté l’hôtel, Moulayan a quitté sa chambre. Il est sorti, a cherché quelqu’un qui ne se trouvait pas là et a questionné le portier, lui demandant ce qu’il était advenu d’un certain Freddo. Le portier lui a expliqué que tu étais monté dans la voiture et que vous étiez partis en direction de Cannes. Ce qu’entendant, Moulayan s’est précipité à la caisse pour demander sa note immédiatement ; me suis-tu, Antoine ? »
— Comme un porteur de bannière suit le saint sacrement, rassuré-je.
Il toussote d’aise et reprend :
— Ayant payé, il est remonté chercher la fille qui l’accompagnait ainsi que son attaché-caisse. La personne en question paraissait mécontente, néanmoins elle l’a suivi. Ils ont alors pris un taxi et se sont fait conduire à l’aéroport, me suis-tu toujours ?