Le barlu que je viens de louer est un pointu de pêcheur bricolé, mesurant environ huit mètres, dont la peinture bleue s’écaille comme le maquillage d’une douairière en fin de soirée. Il s’appelle Vas-y Titin !, ce qui est une exhortation de bon augure. Son moteur à deux temps trois mouvements fait un bruit comme le pétomane dans sa baignoire. Ayant casqué la caution, donné l’assurance, promis le reste, me voilà à l’attaque du flot berceur.
La mer, assagie par l’imminence du crépuscule, est lisse comme le dessus de ta desserte d’acajou. Je contourne le cap séparant la baie de Nice de celle de Villefranche. Mes petoupetoupetou s’épanouissent sur la Méditerranée à peu près déserte. Un voilier aux feux allumés passe, très loin, tellement au bord de la ligne d’horizon que je crains de le voir basculer dans le vide, mais non, il conserve son équilibre.
Je me mets à chanter à tue-tronche. Des bribes de scies anciennes : O Sole mio, la Petite Tonkinoise, J’ai deux amours, Mon légionnaire et autres machins dont j’ignorais qu’ils existassent encore dans mon souvenir. Les lumières de Villefranche scintillent, réverbérées par l’eau. Je pique droit sur le port, repère la capitainerie et me range en coupe devant la construction. Je tombe sur mon préposé avec lequel j’ai eu cette édifiante converse téléphonique. Poignées de mains. C’est un gars enveloppé, jovial.
— Je vous ai arrangé votre affaire aux petits oignons ! me dit-il.
— Merci grandement. Je vous demande quelques minutes avant de m’indiquer ma place, j’ai quelques emplettes à faire.
Et je trace en direction des magasins qui s’apprêtent à fermer. Il ne me faut pas lerche de temps pour m’acheter un caban et une casquette de marine qui accréditent mon personnage. Je pourrais compléter par une pipe, mais je ne suis pas client, bien qu’aimant l’odeur de l’Amsterdamer ; jusque-là, les pipes, je ne les achète pas de série mais me les fais faire sur mesure par des spécialistes émérites dont j’apprécie la modulation de fréquence.
Mon pote Martin (le capitainier se nomme ainsi) me désigne alors le quai où je dois jeter l’ancre.
Et me voilà à quelques centimètres du Gerda III, amarré pépère. Martin qui s’est rencardé, m’a affranchi : ils sont quatre à bord en comptant Ira Palhuin ; il y a Van Delamer et sa femme, un mataf qui ne jacte pas un traître mot de français (du reste, notre langue ne comporte pas de traîtres mots, ou s’il en est, ils ne sont pas utilisés dans le langage courant), et la camarade du père Moulayan.
La nuit est superbe comme dans du Van Gogh étoilé. On entend musiquer des radios à bord des bords. Quelques plaisanciers bouffent sur leur pont. Mais dans l’ensemble l’animation, en cette avant-saison, est très réduite.
Je me love dans le petit roof aménagé à l’avant du pointu, et qui est tout juste assez spacieux pour héberger deux couchettes. Le réduit pue le moisi, le poisson et autre chose encore que je n’arrive pas à déterminer avec certitude, mais dès que ça me reviendra je t’enverrai un télégramme. Je laisse mes fringues et revêts le caban, plus un jean dont je me suis muni.
Et si tu t’offrais une petite graille, Tonio ? Une pareille après-midi t’éponge les calories.
Je me choisis un petit troquet sans histoire dans une ruelle agaçante où une terrine maison, en provenance effectivement de la Maison Olida, et une gibelotte de lapin dite « bonne femme », mais ça n’arrange rien, car il est de sales bonnes femmes, trompent à la fois ma faim et le temps. Le petit rosé de Provence se laisse boire, selon l’expression connesacrée. Et moi, dit bibi, dit mézigue, dit ma pomme, dit mégnace, je me récapitule tout le fourbi depuis le début. D’un côté Michel Lainfame et sa femme. Il me téléphone pour me dire qu’il l’a tuée, mais quand on parvient chez lui, c’est le cadavre de sa maîtresse qui gît sur le parquet. Une bande de gens douteux, commandés semble-t-il par un banquier libanais nommé Clément Moulayan, assiège la maison de ses parents pour y piéger son épouse, disparue. Celle-ci y vient, mais s’esbigne à temps, d’après le témoignage de la maman Lainfame.
Dès que je plonge le nez dans la fourmilière Moulayan, c’est dare-dare la grosse dispersion, chacun joue la fille de l’air.
Pour concrétiser le blot, je me mets à griffonner la nappe en papier. Le seul avantage qu’on retire des restaurants équipés de ce matériel éphémère c’est qu’au moins on peut écrire en mangeant. J’ai en abomination les nappes de papier et plus encore les serviettes de même métal car, outre l’inconfort desdites, elles me sollicitent la glande écrivaine, si bien qu’au lieu de savourer les mets, j’ai envie de noircir la nappe de mes somptueuses élucubrations.
Pour t’en reviendre, je me livre à un petit exercice constellé de sauce, relevant davantage de la comptabilité que de la littérature. A gauche j’écris « Actif », à droite, « Passif ». Un trait au milieu.
A gauche j’écris : « Courre Martial » et « Ira Palhuin ».
A droite : « Michel Lainfame », « Maryse Lainfame », « Clément Moulayan », « Freddo », « Georges Foutré » et, avec un brin d’hésitation, j’ajoute « Aline Sambois », la victime.
Nouveau temps de réflexion, puis, dans la colonne de l’actif je dépose « Mme Lainfame mère ».
Encore un léger temps ; toujours dans l’actif, je place la gentille « Mimiche ».
Terminé.
Je me permets de saucer mon assiette, l’endroit autorisant ce genre d’abandon contraire aux règles de civilité. Et puis je bondis et murmure à mon intention « quel con ! », car je ne suis pas indulgent avec moi-même, crois-le bien.
Je ressors mon crayon pour inscrire « Van Delamer » à l’actif. Dès lors, cette colonne remonte presque au niveau de l’autre. Pour établir la balance, je colle mon blase dans la première colonne : six à six ! Parce que si San-Antonio n’est pas à cloquer dans l’actif, ma poule, t’as qu’à te le mettre entre les jambes !
Je chope mon crayon Bic (j’ai un faible pour les Arabes), et je note, dans un ballon, quelque part à droite de mon verre : Aline Sambois, la victime ?
En voilà une qu’on se contente de laisser morte dans son coin de l’histoire. Pourquoi a-t-elle été dessoudée, en fait ? Tout épastouillé par le fait qu’on m’annonçait un cadavre précis et que c’est un autre qu’on m’a proposé, je n’ai pas cherché dans cette direction. Comme quoi, dans les crimes c’est comme aux passages à niveau : un meurtre peut en cacher un autre, bien se gaffer en traversant le bouquin !
— Au rayon dessert, on a tarte aux pommes ou ananas au kirsch, m’annonce la serveuse à aigrettes.
— Un café, éludé-je.
Elle emporte mon assiette devenue inutile en remuant ses culottes de cheval sous sa robe de satin noir.
Aline Sambois ! Une morte plutôt insignifiante. Et qui aurait été butée ailleurs que chez Lainfame. Curieux comme la méditation est question d’instant, de lieux… Pourquoi ma pensée se sent-elle si à l’aise dans ce petit restaurant familial ?
Des points s’éclaircissent. Je me paie une réflexion judicieuse : Michel Lainfame est directeur de banque ; Moulayan est également banquier. Autre point d’intérêt : s’il est exact que Maryse Lainfame soit allée chez sa belle-mère, seule, c’est donc qu’elle est libre de ses mouvements. En ce cas, pourquoi ne donne-t-elle pas signe de vie ? Parce qu’elle court un danger ? Evidemment, puisque les gars de la bande au Libanais ont pris des risques pour tenter de la piéger. Qu’attendent-ils d’elle ? Que représente cette exquise Maryse avec qui j’eus des joies de très grande qualité à La Baule ? Elle faisait l’amour avec classe. C’est important, ça, la classe, quand l’amour n’y est pas vraiment. On peut baiser en ville, comme on dîne en ville, grâce à elle. Le savoir-vivre est art de vivre. Pitié à ceux qui en sont dépourvus.