Le café a un arrière-goût de caramel. Je le bois à demi, douille et m’en vais, d’une démarche chaloupée. N’es-tu pas mataf, ce soir, mon Antonio vaillant ? Mon éternel coureur de filles et d’aventures ? Ployant mais ne rompant pas. Enrichi de mille savoirs et de cent mille amertumes. Méprisant et passionné, mais toujours allant, allant plus loin, à pas généreux, là où le devoir, le cul et sa curiosité l’appellent.
Le port est figé. La nuit étoilée. Les haubans font entendre leur cliquetis de grillons métalliques.
Je rejoins mon bord, comme on dit dans la navigation et, tapi sur mon pont (mon ponton nos voleurs), j’écoute le flanc du Gerda III.
Tout y est silencieux. Ses passagers s’y trouvent-ils encore ? Nulle loupiote en provenance de l’intérieur. San-Antonio se déchausse, se déveste, se décasquette, opère un mignon rétablissement (thermal), le bord voisin étant plus haut que le sien. Je tire sur la poignée de la porte coulissante, et celle-ci n’hésite pas à me livrer passage. Me voici voilà dans un coquet salon où flottent des senteurs de melon et de hareng (le Hollandais est un habitué de la caque, c’est sa nature profonde, avec ses gros sabots et son air comme ses moulins à vent, il se sustente modestement des produits de cette mer du Nord dans laquelle il patauge).
Après le salon, se trouve le poste de pilotage ; mais, entre les deux, un bref escadrin mène à la coursive. Le barlu comporte deux cabines ; en sus, se trouve tout à fait à la proue, une espèce de compartiment sans hublot, qui ne s’aère que par la trappe permettant d’y accéder, ce trou est meublé, si l’on ose dire, d’une étroite couchette dont le soubassement sert de coffre à habits, et d’un lavabo grand comme deux mains mises en conque.
J’ouvre délicatement la porte de la première cabine, tends l’oreille à bout de bras, ne perçois rien, hasarde ma lampe-stylo à faisceau bimélangeur indexé, constate la viduité de la cabine, me dirige d’un simple pivotement vers la seconde, procède comme précédemment et, comme procès d’amants, la découvre inhabitée. Les oiseaux se sont envolés à tire-d’ailes ! Pour lors c’est moi qui bats de l’aile ! O Seigneur, pourquoi permets-Tu que je l’eusse dans le cul, alors que je disposais d’une main courante ! Ma chance proverbiale aurait-elle attrapé la vérole, Dieu tout-puissant ? N’ai-je donc plus le privilège de ce tour de faveur que Tu me réservais ? Je jouissais d’une espèce de priorité confuse, Roi de l’Univers, et Tu me la retires du jour au lendemain ! Se peut-ce ?
Je remonte sur le pont et marche jusqu’au trou d’homme desservant la cabine-niche du marin.
La trappe est soulevée. Un léger ronflement s’échappe de l’entrouverture. Il me reste du moins l’équipage si le commandant a déserté.
Je dégage de ma ceinture ma mignonne bombe soporifique.
Pschttt ! pschttt !
Deux giclées dans les profondeurs et je libère la béquille maintenant la trappe ouverte. Il suffit de compter jusqu’à douze. Ce trou du cul-de-basse-fosse commune est le lieu suprêmement idéal pour envaper un gazier. A douze je relève le trapon. Ma loupiotte me permet d’admirer un gaillard (d’avant puisqu’il est à la proue) figé dans le plus marmoréen des sommeils. Il a la bouche ouverte, et les narines tellement dilatées qu’elles ressemblent à une paire de lunettes de soleil. Je cherche un cordage, ce qui est moins difficile à trouver qu’un court de tennis sur un petit yacht de ce gabarit. Retenant mon souffle, je me coule dans le trou et passe la corde autour de la poitrine du dormeur. Puis vite je ressors respirer l’air salubre de la nuit enchanteresse. Hisser le marin hors de son sépulcre nocturne est pour moi un jeu d’enfant. Une fois qu’il est affalé sur le pont, j’utilise le cordage à son entravage et il m’en reste encore une longueur suffisante pour le descendre à mon propre bord.
Les souffles de la nuit forcissent et la chanson des haubans devient plus sonore.
Ayant exécuté cette manœuvre, je statue sur la conduite à adopter. Convient-il d’attendre un hypothétique retour des plaisanciers ou au contraire de m’esbigner avec mon otage ?
Etant l’homme des promptes décisions, j’opte pour la seconde. Quelque chose me dit que Van Delamer et les deux nanas ont mis les bouts pour de bon.
A quoi ça servirait que Vidocq y se décarcasse, si un flic de haute volée ne reniflait pas des certitudes ?
Va, petit mousse, le vent te pousse, que chantait grand-mère, dans son jeune âge ; et mézigue, glandu comme pas trois, je comprenais : « va, petit mousse, le ventre pousse », imaginant dès lors un moussaillon bedonnant, espèce de nain obèse agrippé aux voilures.
Je lance le teuf-teuf petoupetonneur, libère le corps mort, puis les amarres.
En route !
Dieu existe. Je ne l’ai pas rencontré, mais Il m’a téléphoné. A peine sortais-je du port, qu’une forte explosion retentit et qu’un gros brûlot s’installe en bordure du quai.
Le Gerda III qui vient de sauter !
PROLÉGOMÈNES
Qui, que, quoi, dont, où…
Et merde !
Ils auront beau dire, faire, sanctionner, interdire, la langue française suivra son bonhomme de chemin. De même que les langues belge, suisse, canadienne, zaïroise. Et cambodgienne, et bulgare, portugaise, finnoise. La langue anglaise, je suis moins certain. C’est devenu une espèce de billet de banque, or la monnaie n’évolue pas, elle dévalue.
Je sens que je te ferais vite chier, lancé comme. Toi, c’est l’histoire qui t’intéresse, ma déconne tu t’en torches. Soit. Avant de céder le terrain à la sottise cavalcadante, je vais te citer un admirable, un que j’aime, un qui détient. Un presque ignoré, tellement grand qu’on ne voit plus son ombre ; tellement belge qu’on n’y prête pas attention ; tellement à moi que je peux te l’offrir : Louis Scutenaire, Bruxelles, France. Il a écrit, entre z’autres : « Je vais vous dire le présent, le passé et l’avenir : votre cul pue, il a toujours pué, il puera toujours. »
Merci, seigneur Scutenaire de nous informer. Le véritable enseignement consiste à apprendre aux gens ce qu’ils savent déjà, d’instinct. Pitié pour ceux qui jamais ne sauront.
— Cela paraît lourd ! nous dit le concierge de nuit. Tu vois ? Ça y est, j’ai repris le fil. Le fil de la vierge, le fil de la verge, celui de la belle histoire polico-polissonne. Le fil en aiguille, somme toute.
Fil d’or, fil d’étendage sanglant élevé.
On se coltine une manne d’osier contenant, tu l’as déjà deviné, espèce de grand machin, notre pote le marin batave endormi. Pinuche marche menu, suant, s’essoufflant, s’exténuant, et sous chaque instant courbant plus bas la tête.
— Les bouquins, y a rien de plus lourd, confessé-je au nuiteux concierge, un homme assez avancé dans le temps pour avoir franchi le point de non-retour.
— Une pleine malle ! s’exclame-t-il ; monsieur va avoir de quoi lire.
Il montre Pinaud d’un hochement de menton empreint de barbe naissante et de respect.
— Mon ami prépare une thèse sur les cultes polythéistes dans l’empire romain, et il a besoin d’une documentation importante, crois-je judicieux d’ajouter, car je n’aime pas laisser se développer la curiosité des concierges, fussent-ils futiles, de nuit et de palace.
Celui de l’Azur Grand Lux pousse l’obligeance jusqu’à nous appeler l’ascenseur, lequel répond au nom exquis de Roux-Combaluzier. La cabine accourt, nous héberge et nous hisse.
Une fois parvenus dans la chambrette du Résidu, nous vidons la malle sur le tapis. Le marin continue d’y pioncer fermement.