Il y est dit : Hélène, la personne que vous avez vue dans ma chambre n’était autre que Mme Michel Lainfame, à bout de résistance, venue se réfugier ici. Elle est morte peu après votre départ, terrassée par un poison qui m’était destiné. Il faut absolument que nous ayons solutionné cette affaire avant l’aube. Je vous adjure de venir me rejoindre car les choses prennent des proportions démesurées. S.-A.
Belle prose. Rien à y retrancher. Tout y est exprimé sans effets faciles, avec une grande économie de moyens. Bravo, Sana, Flaubert était un pauvre con, comparé à toi dont les moyens d’expression sont aussi confortables que les moyens d’existence.
Je gagne ma piaule, bien assuré qu’elle va m’y rejoindre. Mais les minutes s’écoulent et rien ne se passe. J’ai rabattu le couvre-lit sur le corps de Maryse. Pour me donner du nerf, j’écluse les petites boutanches d’alcool mises à la disposition des clients en les tutant à même le goulot, tu t’en doutes.
Au bout de vingt minutes, je me dis : « Elle aura voulu faire les choses officiellement, et pour cela se sera rhabillée, refardée, aura réveillé sa vieille guenillerie mitée de Roupille. Ils vont se pointer. »
J’attends encore. Je deviens schlass, moi, à force de fatigue et d’alcool absorbé auprès de ce cadavre.
Sais-tu, ô noble glandu, que malgré ce terrible voisinage, je dodeline ? Pour un peu je m’allongerais auprès de la pauvre morte, histoire d’en concasser un chouïe.
Mon menton a tendance à vouloir entrer en communication avec ma poitrine ; mes paupières plombées s’abaissent contre ma volonté. Je commence à rêver. Je suis au dernier étage d’un immense bâtiment lépreux, genre vieille caserne ou groupe scolaire d’avant les guerres. Il y a une cage d’escalier gigantesque, avec de grandes fenêtres à chaque palier. Je m’y trouve en compagnie de Maryse. Elle tient un seau de peinture et un pinceau ; elle porte un ensemble rouge et blanc de chez Chloé. Elle descend l’escalier et disparaît. Je la suis. Parvenu à l’étage inférieur, j’aperçois son seau de peinture et son pinceau devant la fenêtre ouverte. Me penchant à celle-ci, j’aperçois un groupe de militaires en chemises kaki autour d’un cadavre de femme ensanglanté. Mon cœur se fripe. Je me dis : « Elle s’est défenestrée ! » Et pourtant non : Maryse débouche dans la cour. Il ne s’agit pas d’elle. La morte, c’est Aline Sambois, maîtresse de l’infâme Lainfame.
Une sonnerie aigrelette retentit dans les profondeurs du bâtiment, alors les militaires cessent d’entourer la morte et s’éloignent au pas cadencé.
Je m’éveille. La sonnerie continue : celle de mon téléphone. La lucidité m’afflue. Je décroche en m’efforçant de récupérer. La sinistre, la lugubre, la morbide (ou mord bite) réalité me flanque l’âme dans un baril de goudron. Je décroche, croyant qu’il s’agit enfin de mon juge.
— Un certain M. Pinaud insiste pour vous parler, m’informe le concierge de noye.
Je réponds que je suis preneur et le certain M. Pinaud me bêle que le marin batave a repris connaissance et qu’il s’agite dans sa penderie comme un tronçon de serpent coupé en deux. Il a beau être ficelé et bâillonné, il parvient à créer un raffut inquiétant. Que faut-il faire ?
Je réfléchis, mais n’arrive pas à une conclusion, biscotte deux mecs, pas chérubins la moindre, viennent de pénétrer dans ma chambrette, j’ignore comment.
L’un d’eux se précipite au turlu, me l’arrache des pognes et raccroche. Le second va au plumard et dévoile le cadavre.
Pour ma part, je ne vois pas d’autre riposte que de dégainer mon flingue, m’étonnant que ces vilains intrus ne fussent point armés. Car ils ont les mains libres de tout engagement, les féroces.
Je cabriole en arrière, de façon à me trouver à la pointe d’un triangle isocèle (le meilleur le triangle de l’élite), ce qui me permet de les couvrir presque simultanément.
— Ne jouez pas au con, commissaire, me conseille sans se troubler celui qui m’a arraché le combiné, nous appartenons à la police niçoise ; je suis l’officier Jules Fernet et voici mon camarade Luigi Branca.
— On peut voir vos brèmes, collègues ?
Ils produisent du tricolore plastifié désorné de leurs binettes flashées par un photomatuche couleur. Je renfouille Tu-Tues.
— Qui me vaut l’honneur de votre visite ? Le juge Favret, je suppose ?
Au lieu de répondre, mes honorés collègues se mettent à fureter dans la chambre. L’un ramasse le verre avec son mouchoir et l’hume ; l’autre étudie le visage de la morte.
— Que lui est-il arrivé ? questionne Branca, en désignant la défunte.
— Ce qui aurait dû m’arriver à moi si elle ne m’avait pas réclamé du champagne. Quelqu’un a enduit les parois du verre de cyanure ou d’une autre saloperie aussi expéditive, l’effet a été foudroyant.
— C’est votre petite amie ?
— Non.
— Alors vous recevez les dames à poil ?
La montagne d’explications qu’il va me falloir déballer me décourage. Je me sens vanné, perdu, expulsé. Phénomène de rejet de la société qui, cette nuit, me défèque purement et simplement.
— Ecoutez, les gars, c’est tout un roman, je veux bien faire une déposition, mais pas trente-six, couchez-la directo sur le papelard, qu’on n’ait plus à y revenir !
— A qui téléphoniez-vous lorsque nous sommes entrés ? s’inquiète Fernet, tandis que Branca tute à la dérobée un petit flacon de Cointreau puisé au mini-bar.
— A ma sœur, réponds-je : l’aînée, celle qui a une montre.
Fernet me jette un regard de reproche.
— Vous avez tort de prendre les choses à la légère.
Tirez la chevillette et la bombinette cherra ! Moi, j’ai trop tiré dessus et je morfle. Depuis le départ, je subodore l’affaire à la con !
Le côté Bayard du mec Sana lui vaut une hernie étranglée (r nie être anglais) au pedigree, c’est réglo. « Tu es un ange descendu sur la terre », me dit parfois Félicie quand je lui narre mes équipées chevaleresques. Peut-être, l’ennui c’est que je peux plus remonter !
— Il va falloir me suivre, décide Fernet ; toi, Branca, tu fais le nécessaire pour madame.
Je leur répondrais bien que l’essentiel a déjà été fait, mais ce serait de mauvais goût.
La nuit est très avancée pour son âge. Fernet tape à la machine en bras de chemise. Ses manches trop longues sont raccourcies grâce à des élastiques passés au niveau du coude. Il dactylographie très bien, contrairement aux flics de cinoche qu’on voit martyriser des claviers universels avec deux doigts hésitants.
Je cause, je cause. Je dis tout, sauf l’anecdote du Gerba III. J’ai l’impression de parler en dormant, voire même de dormir en parlant.
Le copain y va prompto. Lui n’a pas sommeil. Frais comme une rose qui ne se serait pas rasée et puerait un peu de la gueule. Temps à autre, il consulte sa montre en or, dont le placage la plaque, ce qui laisse apparaître le bel acier véritable du boîtier.
Il doit penser à son logement : la bouffe anti-fringale qui l’attend sur le dernier rayon de son frigo, et bobonne, au plume, en train de dormir et dont il relèvera la chemise de noye pour une petite enfilade express, avant de pioncer. Elle s’en apercevra à peine, Mme Fernet. Le coup qui concordera avec celui de la pendule sonnant la demie de quelque chose. C’est beau, la vie, c’est modeste comme un cul endormi.
Lorsque j’en ai fini, il me présente ses fafs à signer. Je les lui dédicace sans même les relire.
— Bon, vous pouvez aller, mais ne quittez pas Nice jusqu’à nouvel ordre, me déclare-t-il.
Dans le fond, c’est pas un méchant, ni un bravache. Il cherche pas à jouer les Zorro. Lui, boulot, boulot !