Le papa Lainfame, tout bêtement. Tu te rappelles, à la page je sais plus combien : le gâteux dans sa petite voiture ? Lui ! En chair, os, et muscles. Et il a pas le regard d’une plante en pot, espère. Quel sale œil ! Quelle mine rébarbative ! Oh ! le vilain blafard !
Il m’examine sans la moindre connivence, se foutant que je sois surpris ou pas. Il n’a pas le temps de savourer l’hébétude de l’ennemi.
— Ma parole, vous êtes allé à Lourdes, depuis notre rencontre, lui dis-je.
Mais le vieux fumelard n’apprécie pas la boutade Amora, même quand elle est extra-forte.
Je lis mon avenir dans son regard froid. Et il y est écrit que je ne sortirai pas vivant de sa moulerie.
Il ne peut pas se le permettre.
Chacun ses problèmes.
Je suis le sien.
DÉBUT
Tout en prenant conscience de cette dure réalité, je me dis qu’entre le père et le fils Lainfame, le plus infâme des deux n’est pas celui que je pensais de prime abord. Ah ! vie, comme tu nous ménages des surprises !
Entonnons tous en chœur ce fameux lied teuton I do, I did. Et haut les cœurs ! Du moins, haut-le-cœur : ce qui va suivre sera rude, comme disait ce fameux sculpteur qui immortalisa la Marseillaise sur l’Arc de cercle de triomphe.
— Il s’agit de répondre à la question, reprend Jérôme Lainfame : qui vous a indiqué cette usine, commissaire ?
— Le déroulement logique de mon enquête, mon cher miraculé. Les carottes sont un tantinet cuites pour vous. Me trucider ne ferait qu’aggraver votre problème.
— Qui ? insiste-t-il durement, et, à nouveau, la pointe de son arme s’appuie sur ma peau ; mais cette fois c’est la glotte qui est visée.
— Voyons, Lainfame : une épée ! A notre époque ! Vous avez lu ça dans les feuilletons de L’Epatant, protesté-je.
Il y a un mouvement rageur et voilà pas ce vieux forban tout ce qu’il y a de pas beau qui me flanque un coup de rapière dans le bras gauche ! Je déguste là, regarde, tu vois ? D’accord, c’est dans ce qu’on appelle le gras, mais dis, ça fait jouir !
— Trêve de persiflage, répondez à ma question, sinon je vous larde de mille trous ! fulmine ce sale nœud rampant.
Il se tait et regarde par-dessus le burlingue. J’entends la porte s’ouvrir à la volée. Je vois surgir deux paires de jambes.
Illico j’identifie les quatre pieds, à leurs chaussures éculées, bâillantes, tordues, curédarsiennes, vangoghiennes, poulbotiennes, mal lacées, délaissées, incirées, éclatées, pareilles à de vieux tubercules en train de germer et de pourrir à la fois, car si le grain ne meurt, hein, eh bien il en va de même du soulier pinulcien et de la godasse béruréenne : il faut que la grolle périsse pour que le panard germe et s’épanouisse et conquière cette surface vitale permettant à l’individu d’assurer sa verticale et son déplacement.
Ces quatre vieux chers souliers s’avancent jusqu’à moi.
— Oh ! pardon, t’fais équipe de noye ! s’exclame L’Enflure en m’apercevant à merci, merci bien.
Puis, constatant le père Lainfame et sa collaboratrice noire.
— C’est c’vieux kroum et c’te noirpiote qui te font des misères, mec ? Ben, dis : tu baisses dans l’esploit guerrier ! T’laisser blouser par un croulant et une nana, faut qu’t’as la courroie d’transmission qui s’détend !
Et joignant le g. à la p., il carnage en un temps record, le Surgros. Une manchette au cou de la déesse la couche pour un bout ; un crochet au bouc du vioque le léthargise pour encore plus. Le Mammouth se fige, désemparé par cette victoire sans gloire, cherchant d’autres adversaires à sa mesure.
La Banane, de ce temps-là, comme on dit en Yvelines, me déligote. Stand up, l’Antonio ! Voilà, je suis tout à vous, jolie médème ! Vous pouvez ôter votre culotte, où est-ce qu’on se met ?
— Je sais que mon valeureux Béru a le secret des arrivées aussi inopinées qu’opportunes, fais-je, d’un ton professoral, mais j’aimerais savoir comment de l’état de moribond parisien il est passé à celui de superman niçois ?
Sa Seigneurerie Lardeuse hausse les épaules.
— ’Magine-toi que la Pine, elle, prend d’mes nouvelles quand t’est-ce j’sus malade. Ayant su où qu’vous étiez et m’trouvant rétabli par une andouillette lyonnaise à la moutarde, j’sus venu recoller au ploton d’à toutes fins utiles.
Quelque chose me frappe, c’est la facilité avec laquelle on est amené souvent à changer d’emploi, dans cette existence bizarrement brève, mais bien suffisante commak avec tous ces cons cerneurs. Il y a une poussière de moment, papa Lainfame m’interrogeait, et voilà que j’interroge à mon tour à l’aide de la même question.
— Qui vous a parlé de cette usine, les gars ?
Pinaud se gargarise. Son cou de pintade accordéone, il sourit d’aise, débute par un « Eh bien voilà » que le Ténor fauche net :
— Tu y avais confié un mataf, oublille pas. Un esco-ongle hollandais, ou néerlandais, ou qu’était des Pays-Bas, j’sais plus au juste. J’ai questionné ce mec bien prop’ment et y s’a affalé, biscotte quand j’y ai t’eu cassé les cinq doigts et le pouce d’la pogne gauche, y l’a décidé de garder intacs ceux d’sa droite.
— Tu l’as interrogé, tu l’as interrogé, mais il ne jacte pas une broque de français.
— Exaguete, par cont’ y cause l’allemand.
— Aucun de vous deux, que je sache, ne pratique ce bas patois ?
— J’en circonviens pas, mec, mais Marie-Marie est licencieuse en boche, je te prille d’t’rappeler. On a pratiqué par téléphone. Jus’ment elle potassait à la maison. Pinuche tenait l’appareil au mec tandis que je le manipulais. La Musaraigne a servi d’interprêtre.
— Que vous a-t-il raconté ?
— Une combine, comme quoi son patron espédiait des moules sur la Côte, qu’on les bricolait ici, et qu’un banquier du Bilan, ou du Liban, j’sais plus, les fourvoyait de part l’monde.
— Quoi d’autre ?
— C’est tout, mais tu veux qu’j’t’en apprends une bien bonne ? C’est pas la flotte qui m’a empoisonné, mais des moules dont justement j’avais bouffé crues, la veille, au troquet du père Finfin. Ce vieux zob, c’est la dernière fois que je jaffe des crustacés chez lui, déjà les escargots, l’hiver dernier m’avaient barbouillé. Ce qu’il a, c’est qu’il a pas de chamb’ froide, tu comprends ? Chez sa pomme, la denrée périssable elle est périte d’puis lulure quand tu la clapes.
Il soupire à fendre bûche.
— N’empêche que ça me chicane de deviendre fragile des bronches. Aut’fois je digérais tout, même les autruches, souviens-toi, en Afrique. Et quand tu penses : une douzaine de moules qu’ont tourné d’l’œil, et v’là ton Gros à l’articulation d’la mort. Bon, qu’est-ce on fait ?
— Le ménage, réponds-je. Il est grand temps qu’on s’occupe des moules d’ici.
Dix heures devraient sonner à ma montre si elle comportait un clocher, mais comme il s’agit d’une extraplate à quartz, elle n’est même pas équipée d’un carillon Westminster.
La jolie juge Favret est assise en face de moi, très droite dans et derrière un bureau mis à sa disposition par l’Administration niçoise. Il porte un tailleur Chanel, le juge Favret, dans les bleu sombre, avec un chemisier blanc et un tour de cou de chez Bulgari comme les aime Françoise. Jamais elle n’a paru plus sobrement élégante, plus sérieuse, plus professionnelle.
Ses yeux me friment kif si j’étais un prévenu. Prévenu, cela dit, je le suis. Je sais tout d’elle. Et comme elle ne l’ignore pas, elle m’en déteste, ce matin. Pourtant il fait soleil. Du vrai, sur fond d’azur. Dans son coin, le père Roupille ressemble à Pinaud. Un Pinaud acerbe (comme disent les Croates). Il polit son matériel à l’aide d’une peau de chamois synthétique (pas faire capoter le système glandulaire de Mme Bardot qui en a déjà pris un tel coup avec tous ces petits phoques massacrés, merde ! Que si je m’écoutais j’irais avec elle faire fondre la banquise.) On entend, venant des dehors, un marteau-piqueur : un pote à Spagiari, probable, qui fait son petit bonhomme de chemin.