Elle se crispe, me flanque une œillade mauvaise qui m’atteint au front, mais j’en ai essuyé d’autres avec ma pochette de soie.
— Un guet-apens est organisé. Savez-vous où ? L’horreur, ma poule !
Hélène se tourne vers son asthmatique.
— Vous ne mentionnez pas, bien entendu, les libertés de langage du commissaire, monsieur Roupille !
— Evidemment, fait l’autre, et sa voix hostile produit le bruit d’un vieux tramway dans un virage.
Je poursuis, de plus en plus allumé, dopé, fort, content, sûr de moi, de ma victoire, de mon triomphe, de la grosse zimoulette que je vais lui carrer dans le T.G.V. avant midi.
— Il faut un endroit tranquille. Or, Michel loue un studio discret pour y commettre avec sa maîtresse le vilain péché d’adultère, pouah ! C’est là que le rendez-vous est pris avec les tueurs. Là qu’il fait venir son épouse, sa maîtresse se trouvant en voyage. Mais le destin veille. Il a son mot à dire, le destin. Aidé de son camarade de promotion le hasard, il provoque le retour inopiné d’Aline Sambois. Les deux femmes face à face ! Explosion ! Maryse s’en va, laissant la place à sa rivale puisqu’elle est pratiquement chez elle. Les tueurs se pointent. Ils ne connaissent pas Maryse, prennent Aline pour elle et la butent, vous me suivez ?
— Rocambolesque !
— Mais vrai. Une belle réalité a toujours eu le pas sur une mauvaise fiction, ma chérie. Remplacez « chérie » par « madame le juge », papa Roupille ! merci.
Hélène hoche la tête.
— Continuez.
— Dans le complot d’assassinat, il a été convenu qu’après le meurtre les assassins amèneraient le corps au domicile de la victime. Pendant tout ce micmac, Michel Lainfame se montrerait ostensiblement en des lieux où il était connu afin de se constituer un alibi. Quand ses complices, probablement inconnus de lui, mais qui, mon petit doigt me le gazouille, faisaient partie de l’équipe Moulayan, le préviennent que tout est O.K., le diabolique personnage m’appelle. Il a son plan. D’un machiavélisme qui dépasse tellement les limites que je n’ose vous l’exposer, madame mon amour de juge…
Elle réprime un nouveau sourire.
— Je suis ici pour tout entendre !
— C’est bon à savoir. Donc, essayez de comprendre le dessein hardi de Michel Lainfame : ce garçon sait que son épouse est morte chez lui. Il est en mesure de prouver qu’il ne l’a pas tuée. Pourtant, il tient à « planifier » la situation. Sachant par d’imprudentes lettres de moi que j’eus une aventure — oh ! sans lendemain, ne sois pas jalouse, ma beauté — avec sa femme, il me téléphone. J’ai su depuis qu’il était certain de me trouver à mon bureau à cette heure-là, car il avait passé des coups de fil à la Grande Taule la veille et appris que nous avions une réunion des commissaires le matin.
Je m’interromps pour chuchoter par-dessus la table, à l’abri de l’oreille professionnelle du vieux Roupille :
— Dites donc, Hélène, la cantharide ne vous chahute pas déjà le glandulaire ? Moi je commence à me sentir tout bizarre du soubassement.
Elle se contient et, sèchement :
— Je vous prie de poursuivre votre exposé, commissaire !
Bon, bon, le fruit n’est pas tout à fait mûr, du reste j’aurais de la peine à le cueillir devant les deux témoins qui nous cernent.
— Bien, madame le juge. Donc, Michel Lainfame me tube pour me demander instamment de le rejoindre ; il y a une telle exhortation dans sa voix que je cède. Nous opérons notre jonction chez Lipp. Le vilain petit bonhomme me déclare en vrac plusieurs choses : qu’il a trucidé sa femme au cours d’une crise de jalousie, qu’il sait qu’elle a des faiblesses pour moi et que, en compensation, je dois l’aider. Là-dessus il m’emmène chez lui. J’aurais dû refuser de le suivre, mais nous autres, grands policiers émérites, dès qu’on nous parle meurtre, nous remuons la queue comme un setter irlandais quand on parle de grouse devant lui. A propos de remuer la queue, ma chère, ces moules, croyez-moi, ce n’est pas un leurre ! N’écrivez pas, n’écrivez surtout pas, monsieur Roupille !
— Je n’ai jamais enregistré une déposition pareille ! glapit le Déplumé.
— Et attendez, ce n’est pas fini !
— Je ne sais pas ce qu’en pense le juge Favret, dit le scribe.
— Je vous le dirai demain, coupé-je, pour l’instant, on finit dans la foulée, mon Révérend. Où en étais-je ? Oh ! yes : je suis Lainfame jusqu’à son domicile, pour constater son forfait. Nous savons bien que les mythomanes foisonnent et que ce n’est pas parce qu’un homme s’accuse d’un crime qu’il l’a forcément perpétré.
« Saviez-vous quel était le projet du lascar en m’emmenant à son domicile ? Eh bien je vais vous le dire : me tuer, mon cher juge, tout bêtement ! Des lettres courtes mais éloquentes que j’avais adressées à Maryse établissaient qu’il y avait eu liaison entre nous. Le cadavre ! Moi sur place. Vous devinez le reste ? Il ameutait la garde, expliquait que m’ayant trouvé auprès de son épouse morte, il avait réussi à m’abattre avec du contondant : légitime défense, la couvrante idéale, non ? Il n’avait pu trucider son épouse, par conséquent c’était bibi le coupable, superbe, non ? Un officier de police ! Vous pensez si les collègues allaient calmer le jeu. Il jouait sur le velours !
« Mais qu’aperçoit-il en déboulant dans sa chambre ? Non pas son épouse, mais sa maîtresse ! Du coup, l’univers bascule ! Il pantelle, il est dépassé, abasourdi, vidé ! Je savais bien que sa stupeur n’était pas feinte !
« La suite ? C’est un cadeau pour vous, ma jolie. Elle ressortit de votre job. Ce que je pense, grosso, et même modo, c’est, dans les grandes lignes : que Maryse est partie après son altercation avec sa rivale. Peut-être s’est-elle réfugiée dans quelque petit hôtel de province ? Le lendemain, elle apprend par les médias ce qui s’est passé et, du coup, comprend tout, car elle était pas manchote du bulbe. Elle pige qu’il s’est agi d’un gai tapant et qu’elle y a échappé grâce au retour inattendu d’Aline. Son mari l’avait priée d’aller au studio. Et puis ce meurtre. Elle entrevoit tout, elle se terre, elle me prévient d’aller la rejoindre chez ses beaux-parents. Elle espère en moi. Les mecs de la bande pigent qu’il y a eu une moche maldonne.
« Alors c’est la chasse à la femme. On place du renfort chez les parents Lainfame. Les autres chocotent car souvenez-vous que Michel a assuré que son épouse savait tout de leurs combines. Il faut retrouver Maryse, coûte que coûte, très vite. Mais la belle-mère n’adhère pas tout à fait à cet hallali. Elle sait bien que son vieux kroum est un forban, elle l’aide à chiquer les paralytiques, mais de là à vouloir la mort de sa belle-fille… Alors, elle ne dit rien lorsque Maryse passe devant leur maison, mieux : elle m’en informe… Vous voyez que toutes les belles-doches ne sont pas les affreux dragons qui font la pâture des chansonniers.
« Le reste vous l’avez suivi, peu ou prou, compris ou non, vécu ou subodoré. Je mène mon enquête. L’état d’alerte est proclamé dans le clan Moulayan. On m’épie. On trouve que je brûle. On veut me supprimer en douceur ; d’où le coup du verre enduit d’acide prussique. C’est le sauve-qui-peut ! Tonio est là, et la saleté s’en va. Moulayan saute dans le premier vol venu. Sa gonzesse fonce alerter Van Delamer mouillé à Villefranche. Du coup, le Hollandais plie bagage ! Le bateau n’allant pas assez vite et étant facilement repérable, les yachtmen s’enfuient en bagnole. Avant de filer, comme le marin sait des choses, on piège le barlu… histoire de neutraliser un témoin gênant. Ah ! vous allez pouvoir vous amuser, ma chère âme ! Il va y en avoir des commissions rogatoires, des convocations, des arrestations ! L’affaire est énorme ! Je pense que Michel Lainfame complétera l’histoire que son croquant de père a racontée, sans trop de résistance, à mon éminent collaborateur, l’officier de police Bérurier. »