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— Tu parais guilleret, remarque le vieux bélier décorné quand je reprends place au volant.

— Dans quelques minutes je saurai si j’ai raison de l’être, réponds-je.

Un facteur obligeant nous indique le chemin des Arbousiers, au pied du phare. Il fait déjà très chaud pour la saison et les cigales ont mis en route leurs vibromasseurs. L’air sent le pin, n’oublie pas. Je ralentis, manière de marauder dans la voie étroite. La plupart des maisons sont encore fermées. Je finis par apercevoir les deux mots « La Pointe », délicatement écrits au fer forgé noir sur un pilastre blanchement crépi. Au-delà d’une grille ouvragée, peinte en vert, s’élève une maisonnette de dimensions modestes, mais très pimpante, avec ses tuiles bonnes comme les romaines, ses portes vernies, ses volets blanc cassé. Mille mètre carrés de pelouse où se dressent quelques pins complets lui composent un environnement agréable. Jouxtant la construction, il y a le classique petit garage. Sa porte en est levée et l’on aperçoit une vieille Mercedes vert d’eau (ou vert Nil si t’es poète et égyptologue). Donc, la crèche est occupée, tu vois ?

— Viens, l’Ancêtre ! enjoins-je à ma vieille Pinasse.

Il s’arrache de la Maserati en tâtonnant un peu partout pour chercher ces points d’appui qui firent tellement défaut à Atlas qu’il ne put soulever le monde, ce con. Ses gestes craquent comme des gressini italoches au moment où tu cherches à les beurrer. L’arthrite au flambeau, Pépère connaît ça ! On se demande comment il se débrouille, César, pour faire encore de l’usage ! C’est le genre de vieille casserole entartrée dans laquelle tu t’obstines à faire bouillir l’eau de ton thé.

Nous sonnons à la grille, déclenchant la hargne d’un clébard quelque part dans la cabane.

La porte s’open et une grande femme un peu secouée par la soixantaine paraît, bonne chique, bon gendre, vêtue d’une robe plutôt austère pour la Côte d’Azur, dans les gris malades. Elle a le cheveu blanc-bleu et l’air d’être aussi marrante qu’une épidémie de peste bubonique.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle depuis son seuil.

— Service du recensement, madame ! réponds-je poliment.

Elle vient alors jusqu’au portail et nous considère avant que de l’ouvrir. Nos mines urbaines tendraient à lui inspirer confiance, toutefois elle demande :

— Vous possédez une pièce justificative ?

— Bien entendu, m’empressé-je.

Et j’extirpe de ma vague une carte portant l’en-tête du Ministère de la Population, stipulant que je suis accrédité pour procéder à toute enquête concernant le recensement de la France.

Une nouvelle lubie de ton Antonio, ma chérie. Je boulonne à la carte, doré de l’avant (comme exprime Bérurier). On vit l’époque de la brème : cartes de crédit, d’accès, de tout ce que tu voudras. On projette de créer la carte de baise. C’est pour très vite. Tu la présenteras à la frangine que tu entends calcer, elle se la carrera dans la chaglaglatte, une cellule magnéto réactive oblitérera ta cartounette et tu pourras limer vingt minutes sans bourses déliées.

Rassurée, la personne déboucle.

Nous la suivons sur les opus incertum de J.-S. Bach composant le chemin.

On pénètre dans la maisonnette. Ça donne sur un hall de petites dimensions communiquant avec le living. Ce dernier, un peu foutoir, de brique et de braque : mobilier surabondant, hétéroclite. Comme souvent, la résidence secondaire a servi de poubelle. On l’a équipée d’une chiée de surplus d’ailleurs : une desserte d’acajou voisine avec une table Knoll, une horloge bretonne avec un canapé de cuir râpé, et tout à lave-dents. Des peintures anciennes, des statues modernes, du rideau à pomponnette, du tapis à motifs abstraits. Bordélique, vasouillard, répandu.

Au milieu de tout cela, un vieux schnock dans une chaise roulante. Le portrait de Michel Lainfame avec trente balais de mieux. Une vraie ruine, le dabe. Gâtochard à outrance, le dentier branligoteur. Caricatural, pitoyable dans sa robe de chambre à gros carreaux. Il me défrime sans réagir ni répondre à nos salutations.

La dame s’approche du reliquat et lui crie dans l’oreille droite :

— C’est le service du recensement !

Ce qui laisse le bonhomme profondément indifférent, ni ne le fait ciller. Moi, dans la vie, y a plein de gens qui me font ciller, soit dit en pissant.

Nous voici donc à pied d’œuvre. Il va falloir s’employer. Ce qui risque de mettre le puzzle à l’oreille de notre hôtesse, c’est que nous sommes démunis de toute paperasse. Je devrais arriver bardé de formulaires à remplir, mais je ne dispose que d’un misérable carnet consignateur, à reliure spirale, ce qui est bien pratique pour en arracher les feuillets, tu ne trouves pas ?

— Bien, fais-je, en prenant place à une table de jardin en fer peint en blanc, nous sommes donc ici chez monsieur et madame Jérôme Lainfame ?

— Effectivement, répond Mme Lainfame, très guindée, dans le plus pur style « ta bite a un goût », petite bourgeoisie essoufflée, revenus amenuisés par les inflations et laminés par le programme commun, mais principes maintenus.

On crève pavillon haut, dans les plis d’un conservatisme sans espoir de retour.

— D’autres personnes habitent avec vous cette maison plus de six mois de l’année ? je continue de questionner.

Et je renifle. Moi, tu connais mon sens olfactif surdéveloppé ? Je suis capable de détecter une choucroute garnie à dix mètres et des beignets de morue à vingt. Je sens ici des fragrances de cigare. Et je peux même te pousser les préciseries jusqu’à affirmer qu’il s’agit de Château-Latour. Et dans ma majestueuse cervelle, un léger bistougnage s’opère. Je me dis que Mme Lainfame n’a pas une frite à téter un barreau de chaise et que même sa dernière pipe remonte probablement à la Quatrième République. Ce n’est pas non plus le gâtouillard qui fume le cigare, dans son état de profond délabrement, tu lui en cloquerais un dans le bec, il le mangerait. Et comme une pensée ne vient jamais seule et que mon intelligence, sans être supérieure, se situe toutefois entre celle d’un chef de gare de première classe et celle d’Einstein, je me tiens le raisonnement ci-dessous, deux points à la ligne :

« Le vieux, dans sa tuture est aussi doué de compréhension qu’un philodendron dans son pot ; tout circuit interrompu, il est inapte à piger les choses les plus évidentes ; si sa bonne femme lui a bieurlé dans la portugaise que nous appartenons aux services du Recensement, c’est pas pour sa comprenette qui est en cale sèche depuis un bon bout de moment, mais pour prévenir quelqu’un qui se trouve dans la maison. »

Ayant tiré cette aimable conclusion, je pose encore une chiée de questions bateau, en puisant dans mes souvenirs, car je fus recensé moi-même et j’en conserve une légitime fierté. La dame y répond sèchement, sans fioritures, allant à l’essentiel. Je note avec application, tout bien, fonctionnaire modèle. Qu’après quoi je remise mon mignon carnet, me lève et dis négligemment :

— Merci de vous être prêtée à ces petites formalités indispensables, madame Lainfame. Il ne nous reste plus qu’à visiter la maison pour mon état des lieux.

J’ai virgulé la chose avec le maximum d’innocence ; mais tu verrais la réaction de mémère. You youille ! Un nuage passe sur sa figure de constipée chronique.

— L’état des lieux n’a rien à voir avec le recensement de la population, objecte-t-elle.

— Ah ! mais si, pardon, riposté-je plaisamment, l’habitat est lié au problème, c’est facile à comprendre. Mais soyez sans crainte, madame, je ne fais que jeter un œil, pour compter les pièces, déterminer leur usage et préciser l’état dans lequel elles se trouvent.

La vioque dit :