— Eh bien, ça me plaît.
Il reprit sa route en répétant le mot à voix basse.
— Parlez-moi de ces fondements, dit-il au bout d’un moment.
— J’ai traduit deux parchemins en anglais, et j’ai publié cette traduction, dit Chaney d’un ton résigné. J’aurais pu m’épargner ce temps perdu, passer mes vacances à faire des fouilles. Un homme sur dix a lu le livre lentement et attentivement et a compris ce que j’avais voulu faire – les neuf autres ont commencé à braire avant d’arriver à la moitié du bouquin.
Saltus lui lança un bon sourire.
— William s’est mis à braire, Katrina a paru scandalisée, mais je parierais que Seabrooke l’a lu lentement : Katrina dit que vous avez mis le Bureau dans l’embarras, mais que Seabrooke vous a défendu.
Mais moi qui ne l’ai pas lu et qui ne le lirai probablement pas, où dois-je me situer ?
— Dans les rangs des neutres honnêtes susceptibles de se laisser intimider.
— Très bien, M’sieur. Essayez d’intimider ce neutre honnête.
Chaney mesura des yeux la distance qui le séparait de la cantine. Il se promettait d’être bref ; car c’était pour lui un sujet pénible que ce livre publié par une édition universitaire et mal compris du public.
— Je ne veux pas vous entendre braire, commandant, alors il faut que je commence par vous apprendre le sens d’un mot : midrash.
— Midrash ? Un autre mot araméen ?
— Non, hébreu. Cela veut dire fiction religieuse. Les équivalents modernes ne manquent pas : histoire romancée, émissions sentimentales pour ménagères, romans policiers, films et romans fantastiques ; les Hébreux aimaient leur midrash. C’était même ce qu’ils préféraient en fait de littérature d’imagination ; ils aimaient peupler leurs fictions d’événements et personnages bibliques – si vous voulez, c’était la Bible à la portée des ménagères sentimentales. Les érudits le savent depuis longtemps, ils savent reconnaître le midrash du premier coup d’œil, mais le grand public paraît en ignorer presque entièrement l’existence. Les gens s’imaginent que tout ce qui a été écrit il y a deux mille ans entre dans la littérature sacrée, que c’est l’œuvre de différents saints.
— Sans doute parce que personne ne les a détrompés, dit Saltus. Très bien, je suis satisfait de vos explications.
— Merci, j’aimerais que le public soit aussi généreux.
— Vous ne lui avez pas parlé du midrash ?
— Mais si. Douze pages de l’introduction sont consacrées à l’explication de ce terme et à tout ce qui pouvait en situer l’emploi. J’ai fait remarquer qu’il était très courant que les Hébreux aient recours aux fictions religieuses ou héroïques pour transmettre leur message. Les temps étaient durs, les juifs étaient presque continuellement sous la botte d’un oppresseur, et ils aspiraient éperdument à la liberté – ils voulaient ce messie qu’on leur promettait depuis des centaines d’années.
— C’est là votre erreur, civil ! Ces douze pages d’introduction, les gens trouvent que c’est du temps perdu : vous leur donnez un os à ronger, et ils sont pressés d’absorber la moelle. Excusez-moi, M’sieur, ajouta-t-il, ayant coulé un regard sur Chaney, et remarqué son expression peinée, je n’ai rien d’un liseur, et je suppose que ces gens-là non plus.
— Mes deux parchemins étaient du midrash, et tous deux offraient des variations sur le même thème : un personnage héroïque venait libérer le pays de l’oppresseur, délivrer le peuple de ses maux et de la famine, et lui montrer la voie vers une vie nouvelle et une félicité éternelle. Le premier texte était le plus long des deux. Plus détaillé, il contenait des promesses plus explicites, il prédisait des guerres et des épidémies, des présages célestes, des invasions étrangères, mais finalement, dans ce pays fauché par la mort, la venue du Messie qui apporterait au monde une paix éternelle. Je pensais que c’était une grande œuvre littéraire.
— Eh bien… qu’est-ce qui cloche ? dit Saltus, intrigué.
— Vous n’avez pas lu la Bible ?
— Non.
— Ni l’Apocalypse ?
— Je n’ai rien d’un liseur, je vous l’ai dit.
— Le premier texte était l’original de l’Apocalypse, qui fait partie de la Bible – son original puisque écrit cent ans auparavant. Et je présentais ce texte comme de la littérature d’imagination. Voilà pourquoi le commandant Moresby m’en veut tellement. Lui et ses pareils, n’acceptent pas que ce texte soit d’un siècle plus ancien qu’on l’imaginait ; ils n’acceptent pas l’idée que c’est une œuvre d’imagination créée par un prêtre ou scribe de Qumran, et diffusée dans tout le pays pour divertir ou édifier la populace. Le commandant Moresby n’accepte pas que cette œuvre soit du midrash.
Sifflement de Saltus.
— Je ne m’en étonne pas ! dit-il. Il prend tout cela très au sérieux. Il croit aux prophéties.
— Pas moi, dit Chaney. Je suis un sceptique, mais je ne songe pas à empêcher les autres d’être croyants, je n’ai pas formulé d’opinions personnelles. Mais ce que j’ai montré, c’est que l’original de l’Apocalypse a été écrit à l’école de Qumran, et qu’il a été enterré dans une grotte cent ans ou plus avant qu’on en ait tiré la version incluse dans la Bible. Et ce que j’ai prouvé de manière irrécusable c’est que l’Apocalypse non seulement n’est qu’une transcription ultérieure de ce texte primitif, mais qu’elle a subi de graves altérations ; les deux versions ne collent pas l’une à l’autre, les coutures sont visibles. L’auteur anonyme de la seconde version a supprimé plusieurs passages de la première et y a introduit des chapitres nouveaux plus en harmonie avec sa propre époque. Bref il l’a modernisée pour la rendre plus acceptable à son prêtre, à son roi et à son peuple. Son seul défaut, c’est qu’il était mauvais adaptateur – ou mauvais couturier – et ses coutures sont visibles. Il a mal fait son travail de rewriter.
— Et ce vieux William a fulminé, dit Saltus. À ses yeux, tout ça c’est votre faute.
— Presque tout le monde a réagi comme lui. Un journal de Saint Louis a mis en doute mon patriotisme ; une feuille de Minneapolis a suggéré que j’étais l’Antéchrist doublé d’un agent communiste. Mais c’est un organe de Rome qui m’a pourfendu le plus cruellement en intitulant sa critique Traduttore traditore – traduire, c’est trahir.
Il ne pouvait s’empêcher de laisser percer une certaine amertume.
— Pendant mes prochaines vacances, dit-il, je me cantonnerai dans une occupation moins risquée. Je ferai des fouilles dans une ville du Néguev vieille de dix mille ans, ou bien j’irai redécouvrir l’Atlantide.
Il marchèrent quelque temps en silence. Une voiture passa, filant vers la cantine, qui devait être bien remplie.
— Puis-je vous poser une question personnelle, Commandant ?
— Allez-y, M’sieur.
— Comment avez-vous fait pour gagner vos galons si jeune ?
— Vous n’avez pas été dans l’armée ? dit Saltus en riant.
— Non.
— Eh bien, c’est la faute à notre foutue guerre – la Guerre de Trente Ans, disent les plaisantins. La promotion est plus rapide en temps de guerre parce que les pertes en hommes et en navires prennent un rythme accéléré – et davantage encore quand on est en ligne que lorsqu’on reste en rade. Et j’ai toujours été en ligne. Lorsque la guerre du Vietnam a franchi le cap des cinq ans, j’ai commencé à monter en grade ; quand elle a dépassé les dix ans sans débander, je suis monté encore plus vite. Et au bout de quinze ans, après la drôle de paix, la trêve… mon ascension a été vertigineuse. Nous avons perdu là-bas beaucoup d’hommes et de navires quand les Chinois ont commencé à tirer sur nous, dit-il en regardant Chaney d’un air grave.