Chaney fit un signe de tête affirmatif.
— J’en ai eu des échos. Les journaux d’Israël étaient surtout consacrés aux difficultés de ce pays, mais ils faisaient place de temps en temps aux nouvelles de l’extérieur.
— Vous saurez un jour la vérité, et ce sera un choc pour vous. Washington n’a pas encore autorisé la publication du chiffre des pertes, mais quand vous le connaîtrez, quel coup sur l’estomac ! On garde beaucoup de choses secrètes dans ces guerres non déclarées. Parfois la vérité finit par transpirer, pas toujours.
Saltus coula de nouveau un regard sur Chaney pour le jauger.
— Vous rappelez-vous, dit-il, le jour où les Chinois ont lancé un missile sur un port que nous occupions en dessous de Saigon.
— Qui pourrait l’oublier ?
— Eh bien, nous leur avons rendu la pareille, et les Chinois ont perdu deux centres ferroviaires la même semaine – Keiyang et Yungning. Deux entonnoirs dans le sol, et plusieurs centaines de kilomètres carrés de terre cultivée atomisés. Leur bombe était du type A, à faible rendement, mais eux, ils ont eu droit à deux Harrys, deux bombes H. Vous serez gentil de garder ça pour vous jusqu’à ce que la chose soit rendue publique – si elle l’est jamais.
Chaney enregistra cette information en manifestant une vive inquiétude.
— Et à cela, comment ont-ils répliqué ?
— Pas de représailles encore. Mais ça viendra, M’sieur, ça viendra ! Dès qu’ils nous croiront endormis, ils nous asséneront un sacré coup.
Chaney ne pouvait que partager son avis.
— Je suppose, dit-il, que vous avez été de corvée plus d’une fois dans la mer de Chine ?
— Oui, répondit Saltus. La dernière fois ces salauds m’ont torpillé deux bons navires. Et j’étais dessus. Non pas un, mais deux. Et ce sont des sous-marins chinois qui ont fait le coup. Je vous garantis qu’ils savent tirer – ce sont des as.
— Un lieutenant de vaisseau, à quoi ça équivaut ?
— À un commandant. Ce vieux William et moi, nous sommes de bons copains, si différents que nous soyons. Mais ne vous laissez pas impressionner. Sans la guerre je ne serais encore qu’enseigne de vaisseau de deuxième classe.
La conversation étant épuisée, ils poursuivirent leur chemin vers la cantine, silencieux et songeurs. Chaney se rappelait, et c’était un souvenir bien déplaisant, le travail qu’il avait exécuté pour le Pentagone sur la puissance offensive des Chinois dans un proche avenir. Saltus, semblait-il, venait de confirmer partiellement ses prévisions.
Chaney précéda Saltus dans la queue du libre-service, mais s’arrêta un moment, une fois approvisionné, maintenant son plateau en bon équilibre pour ne pas renverser de café. Il fouillait la salle des yeux.
— Hé ! Voilà Katrina !
— Où donc ?
— Là-bas, à côté de la fenêtre.
— Je ne suis pas partisan d’attendre qu’elle vous invite.
— Eh bien, avancez, je vous suis.
Chaney s’aperçut qu’il avait finalement renversé du café lorsqu’il atteignit la table de Katrina. Il avait voulu aller trop vite, ce qui ne l’avait pas empêché d’être battu.
Arthur Saltus était arrivé le premier. Il s’assit promptement dans le fauteuil le plus proche de la jeune femme et transféra son petit déjeuner du plateau sur la table. Saltus s’accouda, dévisagea Katrina, puis se tourna à moitié vers Chaney.
— Elle est ravissante, ce matin, vous ne trouvez pas ? Que dirait là-dessus votre ami Bartlett ?
Chaney vit se dessiner sur le front de Katrina une ombre réprobatrice.
— « Vierges, votre sourire est de loin éclipsé.
Même par le seul pli de son front courroucé. »
— Bravo !
Saltus battit des mains en signe d’approbation, et voyant se fixer sur lui, aux tables voisines, des yeux ahuris, soutint leur regard effrontément.
— Bien indiscrets, ces péquenots ! dit-il très perceptiblement.
Kathryn van Hise luttait pour garder son quant-à-soi.
— Bonjour, Messieurs. Où est le commandant ?
— Il ronfle, répliqua Saltus. Nous sommes partis en catimini pour déjeuner avec vous sans lui.
— Et avec ces quelque deux cents personnages, dit Chaney en montrant de la main la salle bondée. Très romantique, ajouta-t-il.
— Ces rustauds n’ont rien de romantique, contesta Saltus. Ils n’ont ni le pittoresque des pays colorés, ni le charme de l’ancien monde, dit-il en fixant lugubrement la salle. Hé ! M’sieur, c’est sur eux que nous pourrions nous entraîner. Faisons une enquête : combien y a-t-il parmi eux de républicains consommant des œufs sur le plat ? Ou mieux, ajouta-t-il en claquant des doigts, combien d’estomacs républicains ont été démolis en absorbant ces œufs de l’Intendance !
— Chut ! fit Katrina. Surveillez votre conversation dans les lieux publics. Certains sujets ne doivent pas sortir de la salle de conférences.
— Vite, parlons araméen, dit Chaney. Ces paysans ne comprendront pas.
Saltus éclata d’un rire aussitôt réprimé.
— Je ne connais qu’un seul mot, dit-il. (Il paraissait embarrassé.)
— Alors ne le répétez pas. Katrina a peut-être étudié l’araméen – elle étudie tout.
— Hé là ! Ce n’est pas juste.
— Si je suis injuste, c’est pour vous rendre la monnaie de votre pièce, Commandant. La nuit dernière je suis entré furtivement dans la salle des conférences pendant que vous dormiez tous. Je connais votre secret, dit-il en se tournant vers la jeune femme. Je connais un des objectifs secondaires.
— Vraiment, M. Chaney ?
— Oui, Miss van Hise. J’ai fait une descente dans la salle de conférences, je l’ai fouillée de fond en comble – une fouille vraiment soignée. J’ai trouvé une carte secrète cachée sous un des téléphones – le rouge. L’objectif de remplacement est le monastère de Qumran. Nous allons plonger dans le passé pour détruire ces fâcheux parchemins – les arracher de leurs vases et les brûler. Na, voilà.
Il s’adossa à son fauteuil, visiblement heureux de sa plaisanterie.
La jeune femme le regarda un moment et il en éprouva une gêne soudaine, comme s’il pressentait quelque chose de pénible.
Lorsqu’elle rompit le silence, sa voix était si basse qu’elle ne portait pas jusqu’aux tables voisines.
— Vous n’êtes pas loin de la vérité, M. Chaney. Un de nos objectifs est effectivement un coup de sonde en Palestine, et c’est en partie votre connaissance générale de cette région qui vous a fait désigner comme membre de notre équipe.
Chaney eut une réaction de méfiance immédiate.
— Ne comptez pas sur moi, je ne toucherai pas à ces parchemins.
— Ce ne sera pas nécessaire. Ils ne constituent pas l’objectif dont je parlais.
— Quel est-il, alors ?
— Je n’en connais pas la date précise, Monsieur. Les chercheurs n’ont pas réussi à situer la date et le lieu exact, mais M. Seabrooke voit là un objectif intéressant. La chose est à l’étude.
Miss van Hise hésita, baissa les yeux.
— Et cet objectif, dit-elle, se trouve en un point d’un site palestinien aujourd’hui ou autrefois connu sous le nom de Mont du Crâne.
Chaney chancela dans son fauteuil.
Il se fit un long silence, que Saltus rompit pour essayer d’y voir clair.
— Chaney, qu’est-ce que…