Ses yeux se portèrent sur la jeune femme, puis revinrent se fixer sur son compagnon.
— Hé là ! Qu’est-ce qu’il y a ? Je veux savoir, moi aussi.
— Seabrooke a choisi un point chaud, brûlant, comme objectif de remplacement. Si nous ne pouvons pas faire notre enquête là-haut dans l’avenir, notre équipe plongera dans le passé pour y filmer la Crucifixion.
V
Brian Chaney fut le dernier à regagner la salle de conférences. À pied.
Kathryn van Hise leur avait offert de monter dans sa voiture en quittant la cantine, et Arthur Saltus avait bondi sur cette offre, prenant d’assaut le siège avant de la berline vert olive pour être assis à côté d’elle. Chaney préférait marcher. Katrina se retourna sur son siège pour le regarder tandis qu’elle quittait le parking, mais il fut incapable de déchiffrer l’expression de son visage – Déception ? Exaspération, peut-être ?
Il soupçonnait Katrina de perdre son antipathie pour lui, et ce n’était pas pour lui déplaire.
Le soleil brûlait déjà dans le ciel de juin voilé d’une brume légère, et Chaney eût aimé partir à la recherche de la piscine ; il y renonça, ne fût-ce que pour éviter un nouveau retard. Il s’en consola agréablement en regardant les quelques femmes qui venaient à passer. Il applaudissait à la jupe ultracourte qui était la mode dominante ; si les choses étaient à refaire, il aimerait, pensa-t-il, inclure ce sujet dans ses tableaux prospectifs – mais ce vieux et pesant Bureau le jugerait trop frivole. Les jupes raccourcissaient régulièrement depuis plusieurs années, jusqu’à devenir aussi courtes, bien souvent, que les shorts en delta – troublant délice pour un œil de mâle en quête de pâture. Mais dans l’armée – et c’était facile à prévoir, vu ses tendances conservatrices – les jupes des WAACs étaient loin d’être aussi succinctes que celles des civiles.
Heureusement, Katrina était civile.
La porte d’entrée massive du bâtiment de béton s’ouvrit aisément sous sa poussée, coulissant sur ses glissières. Chaney pénétra dans la salle de conférences et s’immobilisa à la vue du commandant. Un signe furtif de Saltus lui enjoignit le silence.
Le commandant Moresby tournait le dos à Chaney et à la salle. Il se tenait à l’extrémité la plus éloignée de la longue table, face au mur nu, les poings noués derrière le dos. Sa nuque était cramoisie, Kathryn van Hise était occupée à ramasser les papiers qui étaient tombés de la table – à moins qu’on ne les eût jetés par terre.
Chaney ferma doucement la porte derrière lui et s’avança vers la table, puis examina les documents posés devant son propre fauteuil. Il eut une réaction de panique. C’étaient des photocopies du moins important des deux textes de Qumran dont il avait publié une traduction – neuf feuillets reproduisant fidèlement et de bout en bout l’écriture carrée de ce document, l’Eschatos. S’il n’avait su à quoi s’en tenir, Chaney aurait pensé que le Commandant était exaspéré par l’audace qu’il avait eue de coller un titre grec descriptif à cette fiction israélite.
— Katrina ! Qu’est-ce que ces papiers font ici ?
Elle acheva méthodiquement de ramasser les feuillets épars, et en fit un tas bien propre sur la table devant le fauteuil du commandant.
— Ils figurent au programme d’aujourd’hui. Nous devons les étudier.
— Non !
— Si, Monsieur !
La jeune femme se glissa dans son propre fauteuil et attendit que Chaney et le commandant se fussent assis – ce que ce dernier ne fit qu’au bout d’un moment, foudroyant Chaney du regard.
— Est-ce encore une invention stupide de Seabrooke ? dit Chaney.
— Ces documents ont un rapport avec notre sujet, M. Chaney.
— Non, miss van Hise, aucun rapport ! Ils n’ont absolument rien à voir avec mon étude pour l’Indic, avec mes tableaux statistiques, avec nos futures enquêtes – rien !
— Ce n’est pas l’avis de M. Seabrooke.
— Gilbert Seabrooke, dit Chaney hors de lui, a le cerveau fêlé ; et le Bureau a des récipients fêlés comme étalons de capacité. Vous pouvez lui dire ça de ma part. Il devrait être assez intelligent pour ne pas…
Chaney s’arrêta court et regarda la jeune femme avec des yeux furibonds.
— Était-ce là une raison de plus pour m’embaucher dans l’équipe ?
— Oui, Monsieur. Vous êtes le seul expert en la matière.
Chaney lança de nouveau le mot araméen, et Saltus ne put s’empêcher de rire.
— M. Seabrooke, dit-elle, pense que ce pourrait bien ne pas être sans rapport avec notre enquête dans le futur, que nous devons donc nous familiariser avec ce document. De ce futur il nous faut connaître toutes les facettes, tout ce qui peut solliciter notre attention.
— Mais ça n’a rien à voir, ça n’a aucun rapport avec le Chicago de l’an 2000 !
— Sait-on jamais ?
— Sûrement pas. C’est une fiction, un conte de fées, l’auteur était un visionnaire, il racontait ça à ses disciples – ou aux paysans.
Chaney s’assit, réprimant sa colère.
— Katrina, dit-il, nous perdons notre temps.
Saltus intervint.
— Encore du midrash, M’sieur ?
— Oui, du midrash. Rien à voir avec la Bible, dit Chaney en se tournant vers le commandant. Absolument aucun rapport. C’est une œuvre prophétique mineure traitée en forme de conte fantastique ; elle raconte l’histoire d’un homme qui vécut deux fois – à moins qu’il s’agisse de jumeaux, le texte n’est pas clair – et qui chassait les dragons du ciel. Si les frères Grimm avaient découvert cette histoire les premiers, ils l’auraient publiée.
— Nous avons l’ordre de l’étudier, dit Katrina obstinément.
— L’an 2000, dit Chaney non moins obstinément, n’est qu’à vingt-deux ans de nous, mais ce document préfigure un futur très lointain – la fin du monde. Oui, il décrit la fin… les derniers jours. Je l’ai intitulé Eschatos, c’est-à-dire « La fin des choses ». Seabrooke croit-il vraiment que la fin du monde n’est qu’à vingt-deux ans d’ici ?
— Non Monsieur, certainement pas, mais il nous demande d’étudier minutieusement ce document en vue de notre sondage. Il peut y avoir entre l’un et l’autre un lien subtil.
— Quel lien subtil ? Où est-il, ce lien ?
— Il est question dans cette histoire, entre autres, d’une lumière jaune aveuglante emplissant le ciel. C’est peut-être une allusion à la guerre dans le Sud-Est asiatique. On y parle aussi d’un climat qui se refroidit et d’une série d’épidémies. Les dragons peuvent avoir une signification militaire. M. Seabrooke a relevé, tout particulièrement, ce que vous dites de l’Harmagedôn et de la guerre israélo-arabe. De nombreux détails…
Chaney ne put retenir un grognement.
— Vous êtes pris à votre propre piège, M’sieur. Toute ma sympathie, dit Saltus.
Chaney comprenait ce qu’il voulait dire. Tous les critiques et les Moresby du monde se refusaient à croire à sa traduction anglaise de l’original de l’Apocalypse, qui pourtant paraissait authentique. Inversement, Seabrooke paraissait vouloir croire à cette fiction qu’était Eschatos, ne pas demander mieux que d’y croire.
— La lumière jaune aveuglante dans le ciel n’a absolument rien à voir avec la guerre en Asie, dit Chaney d’un ton d’impatience. Les Hébreux y voyaient, dans leurs fictions, un présage poétique de santé, fortune, paix et prospérité pour tous. La lumière jaune est un soleil bienfaisant qui déverse la félicité sur le monde. Tout ce que disait le vieux prophète, c’est qu’enfin la terre appartenait aux hommes, à tous les hommes, et que la paix éternelle était prochaine. C’était une utopie. Purement et simplement.