« Cette utopie devait se réaliser après, je dis bien après, « la fin des choses », après les derniers jours ; alors un monde tout neuf sous un soleil d’or serait offert aux populations d’Israël. C’est une prophétie vieille comme le monde. Rien à voir avec la guerre en Asie, ni avec la couleur de peau d’aucun combattant.
Chaney montra la porte.
— Fait-il froid dehors, maintenant ? Non, c’est un temps idéal pour se baigner. Et où voyez-vous des épidémies ? Et avez-vous jamais vu un dragon ?
— Où est l’Harmagedôn ? dit Saltus.
— C’est une montagne d’Israël, Commandant, le mont Megiddo, qui se dresse sur la plaine d’Esdrelon. Et les prophéties sont venues un peu tard – toutes les prophéties. On ne compte pas les batailles décisives qui se sont déroulées à cet endroit jusqu’à nos jours et qui sont tombées dans l’oubli. C’était un site favori pour les anciens auteurs de fiction ; son histoire était si sanglante que son nom s’était fixé solidement dans les esprits. Et si l’on avait une nouvelle histoire à raconter, c’était là un cadre tout trouvé.
— Pas d’erreur, vous n’avez pas votre pareil pour doucher les gens, M’sieur.
— Je crois qu’il faut être réaliste, Commandant ; je crois aux faits, pas aux chimères. Je crois aux statistiques, aux tendances solidement fondées, pas aux prophéties et aux rêves.
Chaney frappa du doigt le document photocopié.
— L’homme qui a écrit cela, dit-il, était un rêveur, et il ne reculait pas devant le plagiat. Plusieurs passages ont été pris à Daniel, d’autres rappellent Michée.
— Croyez-vous que ce soit un faux !
— Non, certainement pas. Bien sûr, j’ai commencé par m’en assurer. La découverte du parchemin était conforme au scénario classique : trouvé par des étudiants examinant des vases anciens dans la grotte Q12. Enveloppés de l’habituel tissu décomposé autrefois fabriqué à Qumran. Soumis au test du carbone 14 pour en déterminer la date. Test effectué à l’Institut Libby de Chicago. Age du tissu : 1900 ans, à 70 ans près.
« Mais il n’était pas prouvé que c’était aussi l’âge du parchemin enveloppé dans le tissu. Il existe d’autres méthodes pour dater un manuscrit. Ce texte, dit-il en se penchant sur les photocopies et en plaçant un doigt sur la première ligne, est écrit en lettres carrées et ne contient pas de voyelles – aucune voyelle. Les lignes de chaque page du parchemin se lisent de droite à gauche. Or les caractères carrés n’ont commencé à être employés que vers le troisième siècle avant Jésus-Christ, à la place d’une écriture plus coulée.
Chaney, du coin de l’œil, vit quelqu’un remuer. Le Commandant se redressait pour examiner de près les photocopies.
— Il n’existait alors en hébreu que vingt-deux lettres, et c’étaient uniquement des consonnes. Les voyelles n’avaient pas encore été inventées et ne devaient l’être que six ou sept cents ans plus tard. Ce texte contient les vingt-deux consonnes habituelles mais le parchemin ne porte aucun signe – ni en dessus des lignes, ni au-dessous, ni dans le corps des mots, ni dans la marge – indiquant les cas où une consonne devient une voyelle. Et c’était révélateur.
Jetant un regard sur Moresby, il constata qu’il l’écoutait attentivement.
— Mais on pouvait se fonder sur d’autres indices. Le scribe connaissait bien les écrits de Daniel et de Michée. Le texte n’est pas du pur hébreu ; on peut y déceler des touches araméennes – un mot ou une expression plus percutants que l’équivalent hébreu. Le vieux mot grec eschatos n’est pas employé, et ce n’est pas normal. J’ai été surpris de son absence car le scribe connaissait l’œuvre dramatique ou mélodramatique des Grecs. Le texte, dit Chaney en soulignant d’un geste cette affirmation, n’a pu être écrit antérieurement à l’an 100 avant Jésus-Christ.
« Il est nettement plus facile de fixer la date après laquelle il n’a pu être rédigé. Pourquoi ? Parce que le scribe trahit les limites de son savoir. Et cette date limite, c’est 70 après Jésus-Christ. Le texte mentionne en trois endroits un certain Temple, un grand Temple blanc qui paraît être le centre de toute activité importante. Les temples étaient nombreux en Palestine et dans les pays environnants, mais il n’existait qu’un seul Temple avec un grand T : le plus saint des lieux saints, le Temple de Jérusalem. Dans cette histoire, le Temple est toujours debout, et c’est le centre de toute activité. Mais ce Temple-là a une fin : les armées romaines le rasent en 70 après J.-C. lorsqu’elles envahissent la Judée. Les Hébreux s’étaient révoltés et le Temple est démantelé jusqu’à la dernière pierre au cours de la répression qui s’ensuit.
— C’était prédit, dit le commandant Moresby.
Chaney ne daigna pas lui répondre. Il poursuivit :
— La période où ce texte a pu être composé se situe donc dans cette fourchette : entre 100 av. J.-C. et 70 ans après J.-C. Ce qui concorde parfaitement avec les tests au carbone 14. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un document authentique, mais l’histoire qu’il raconte ne l’est pas – c’est une pure fiction bâtie sur des symboles et des mythes connus des anciens Hébreux.
Arthur Saltus regarda les photocopies, puis la jeune femme.
— Va-t-il falloir avaler tout ça, Katrina ?
— Oui, Monsieur. Tel est le désir de M. Seabrooke.
— C’est du temps perdu, Commandant, dit Chaney.
— Le Grand Chef Blanc a parlé, M’sieur, dit Saltus en lui adressant un large sourire. Je ne veux pas retourner sur ce rafiot dans la mer de Chine.
— L’Indic ne me reprendrait pas – elle m’a vendu au Grand Chef Blanc.
Brian Chaney écarta les documents photocopiés et saisit le volumineux rapport de l’Indic. Il l’ouvrit au hasard et se mit à lire la page. C’étaient des statistiques sur une élection ouest-allemande vieille de trois ans.
Il se rappelait cette élection ; les gens qui travaillaient dans sa section l’avait suivie avec intérêt et avaient essayé de parier sur son résultat, sans trouver de preneurs. Le rapport allait être terminé et soumis au Bureau lorsqu’on apprit que le parti national démocrate obtenait 4,3 % des suffrages – soit presque le minimum de 5 % exigible pour être représenté au Bundestag. Le parti avait été accusé de néonazisme et Chaney se demandait s’il avait réussi à exorciser le spectre d’Hitler et à conquérir ces 5 % de voix. Si Israël avait été en paix, ses journaux en auraient parlé, et cela ne lui aurait pas échappé. Peut-être avaient-ils publié les résultats d’élections ultérieures en dépit de la crise du papier et des difficultés du pays – ce qui, après tout, avait pu lui échapper. Il était resté absorbé si longtemps par ses traductions. Tout comme Saltus et Moresby étaient en ce moment plongés dans l’Eschatos.
Chaney avait souvent spéculé sur la personnalité du scribe anonyme qui avait concocté cette histoire. À force de travailler sur ce texte, il en était arrivé à avoir l’impression qu’il connaissait presque cet homme, qu’il pouvait presque lire ses pensées. Mais il le voyait tantôt sous les traits d’un novice faisant l’apprentissage de son art et n’ayant pas encore reçu son moule définitif, tantôt sous ceux d’un prêtre défroqué pour non-conformisme. Il n’avait jamais hésité à employer le dialecte araméen lorsqu’il le jugeait plus coloré que l’hébreu, sa langue natale, et il avait narré son conte avec verve, en toute liberté poétique.
Eschatos