Chaney se demanda ce qu’elle pensait de tout cela. Abstraction faite de l’opinion de ses supérieurs, de la position officielle adoptée par le Bureau, que pensait-elle, personnellement ? Au petit déjeuner, elle s’était montrée gênée – ou s’était alarmée, peut-être – devant la perspective de filmer la Crucifixion, objectif secondaire ; mais quant à l’enquête sur l’avenir, il n’avait pu déceler aucun indice sur son attitude et ses idées personnelles à cet égard. Elle s’était montrée fière du beau travail des ingénieurs, triomphante même, et sa loyauté envers son patron allait jusqu’au fanatisme – mais que pensait-elle, personnellement ? Avait-elle des arrière-pensées, des réticences ?
Il n’arrivait pas à comprendre ce qui pouvait intéresser Seabrooke dans l’Eschatos.
Tous les exégètes s’accordaient à dire que c’était du midrash, et ce texte n’avait donné lieu à aucune controverse ; s’il avait été publié seul, son auteur eût échappé à la notoriété. Il pensait que Gilbert Seabrooke devait avoir un brin de folie pour aller jusqu’à l’introduire dans la salle de conférences. Il ne contenait rien qui pût alimenter l’enquête, rien qui se rapportât au sondage envisagé de l’an 2000 ; l’histoire était solidement enracinée dans le Ier siècle avant J.-C. et ne dépassait pas, même allusivement l’an 70 après J.-C. Elle n’avait rien, et ne prétendait rien avoir de prophétique, comme c’était, par exemple, le cas du Livre de Daniel – dont le scribe soutenait avoir été en vie environ cinq cents ans avant sa propre naissance, mais s’était trahi par ses lacunes en matière historique. Gilbert Seabrooke lisait entre les lignes des lignes imaginaires, à l’affût de rayons de lumière jaune et de fiente de dragons.
Un des trois téléphones sonna.
Kathryn van Hise se leva d’un bond pour répondre et les trois hommes se retournèrent pour l’observer.
La conversation était rapide. Elle écouta attentivement, dit Oui, Monsieur trois ou quatre fois, et assura son interlocuteur que le programme d’études se poursuivait à un rythme satisfaisant. Elle dit un dernier Oui, Monsieur et raccrocha. Moresby, trépignant, s’était à moitié levé de son fauteuil.
— Eh bien, accouchez, Katrina, dit Saltus.
— Les ingénieurs ont terminé leurs essais et le véhicule est désormais en état de marche. Les essais sur le terrain vont commencer très prochainement, Messieurs. M. Seabrooke propose que nous fêtions cet événement par une journée de repos. Il nous attend à la piscine cet après-midi.
Arthur Saltus, hurlant de joie, se précipita vers la porte.
Brian Chaney jeta son exemplaire de l’Eschatos dans une corbeille à papier et se prépara à le suivre. Il regarda la femme et dit :
— Le dernier à l’eau sera un Égyptien errant.
VI
Après un plongeon peu profond, Brian Chaney gagna en barbotant le rebord carrelé de la piscine, puis il s’y agrippa un moment en essayant de se débarrasser les yeux de l’eau chlorée qui les irritait. Le soleil était brûlant, et l’air plus chaud que l’eau. Deux de ses compagnons jouaient dans l’eau derrière lui tandis que le troisième – le commandant – était assis à l’ombre, les yeux gravement fixés sur un échiquier, dans l’attente d’un partenaire. Les pions étaient en place. Il y avait quelques personnes autour d’eux, mais nul ne semblait s’intéresser aux échecs.
Chaney jeta un regard par-dessus son épaule sur le couple qui jouait dans l’eau, non sans ressentir une pointe de jalousie. Il se hissa hors de la piscine et attrapa une serviette.
— Bonjour, Chaney, dit Gilbert Seabrooke.
Le Directeur des Opérations était assis sous un parasol criard, sirotant une boisson et regardant les baigneurs. C’était la première fois qu’il se montrait.
Chaney étala la serviette sur son dos et courut sur le carrelage brûlant.
— Bonjour. Vous êtes le téléphone rouge ?
Ils échangèrent une poignée de main.
— Non, dit Seabrooke avec un bref sourire ; le téléphone rouge nous relie à la Maison-Blanche. Ne vous en servez pas pour appeler le Président.
D’un geste de la main, il invita Chaney à s’asseoir sur un fauteuil abrité par le parasol.
— Voulez-vous prendre quelque chose ?
— Pas tout de suite, merci, dit Chaney, étudiant son interlocuteur avec une franche curiosité. Ai-je été cafardé ?
— Je reçois des comptes rendus journaliers, bien entendu ; je m’efforce de coiffer toutes les activités de ce centre. Il arrive qu’on déforme mes mobiles, mes actions : j’en ai l’habitude. Je me suis fait une règle, dit Seabrooke, ébauchant de nouveau son sourire avare, d’explorer toutes les voies susceptibles de me conduire au but recherché. Veuillez ne pas vous formaliser de l’intérêt que je prends à vos diverses activités.
— Elles sont sans rapport avec l’activité pour laquelle je suis ici.
— Peut-être que oui, et peut-être que non. Mais je me refuse à les négliger parce que je suis un homme méthodique.
— Et persévérant, dit Chaney.
Gilbert Seabrooke était grand, mince, tendu, et il ressemblait à cet homme bien connu du State Department – ou peut-être à son sosie de la Cour Suprême. Il cultivait l’image de marque du parfait homme d’État. Il portait la raie au milieu, une raie bien nette de part et d’autre de laquelle ses cheveux argentés étaient coiffés en arrière dans un style du meilleur ton ; ses yeux paraissaient gris mais étaient, à y regarder de près, d’un bleu-vert glacé ; ses lèvres étaient fermes, peu faites pour le rire, et son menton, énergique, sans le moindre pli sous son dessin bien tracé. Il se tenait avec une rigidité toute militaire, la pipe saillant droit de ses lèvres pour défier le monde. Il appartenait à l’Establishment.
Chaney connaissait vaguement sa carrière politique.
Seabrooke avait été gouverneur du Dakota du Nord ou du Sud – la mémoire de Chaney se refusait à plus de précision – et fut battu de justesse lorsqu’il brigua son troisième mandat. Il monta à Washington aussitôt après cette défaite et obtint un poste au ministère de l’Agriculture ; son parti savait soigner ses fidèles. Quelques années plus tard, il passa au ministère du Commerce, et au bout de quelques années encore, fut promu à une haute fonction au Bureau des Poids et mesures. Cet homme alors assis au bord de la piscine avait la haute main sur le centre d’Elwood.
— Où en est la bataille ? demanda Chaney.
— Quelle bataille ?
— Celle qui vous oppose au sous-comité du Sénat. Je parie que ces gens-là lâchent le temps et l’argent au compte-gouttes.
Les lèvres serrées frémirent en une ébauche de sourire.
— Une vigilance sans défaut est la condition de finances saines, Chaney. Mais effectivement je suis en difficulté avec « ces gens-là ». La science leur fait peur parce que ce sont des profanes, alors que les initiés sont souvent les êtres les plus méconnus du monde. Notre projet prendrait une autre tournure si on y donnait une plus grande part à l’imagination. Savez-vous ce qu’il faudrait faire pour obtenir des fonds à gogo ? Orienter nos recherches vers la guerre en Asie, vers un résultat pratique dans le domaine militaire. Mais il faut se battre pour chaque dollar. Les militaires et leur guerre ont la priorité, conclut Seabrooke avec un geste d’agacement.
— Il y a pourtant bien un rapport.
— Je vous ai dit que les choses prendraient une autre tournure si on donnait une plus grande place à l’imagination, rappela Seabrooke sèchement. Et c’est justement ce qui fait cruellement défaut aux militaires : ils ne savent pas reconnaître les applications pratiques d’une expérience parce qu’ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Une application possible, vous en voyez peut-être une et je crois en voir une, mais il faudra douze ans au Pentagone comme au Congrès pour les discerner. Il faut leur soutirer l’argent sou par sou et nous en remettre à la bonne volonté du Président pour la poursuite de notre expérience.