Chaney regarda furtivement le visage, qui se détachait sur le ciel. Les yeux bruns étaient francs, pénétrants, séduisants.
— Une tenue comme la vôtre est interdite en Israël. Vous le saviez ? La plupart des femmes sont en uniforme, et le haut commandement se fait du souci pour le moral des hommes. Pas de shorts en delta pour les Israéliennes, et c’est dommage.
Après avoir exprimé d’un geste le regret qu’il en éprouvait, Chaney ajouta :
— Vous êtes sérieuse ?
— Oui, Monsieur.
— Votre Bureau a besoin d’un traducteur de textes bibliques ?
— Non, Monsieur. Le Bureau a besoin d’un démographe qui ait une certaine expérience du travail de labo et des enquêtes sur le terrain. Et qui satisfasse à certaines conditions particulières, bien entendu, ajouta-t-elle après avoir observé une pause.
— Un démographe !
— Oui, Monsieur. Vous.
— Mais les démographes, ça court les rues !
— Pas tout à fait, M. Chaney. C’est vous qu’on a choisi.
— Pourquoi ? Pourquoi justement moi ? Et quelles sont ces conditions particulières ?…
— Vous avez un fond de stabilité, de persévérance et de résolution ; vous avez prouvé votre capacité de résister aux pressions. Vous êtes un homme bien adapté, mentalement, et d’une résistance physique indiscutable. En dehors de vos recherches sur la Bible, vous vous êtes spécialisé dans les études socio-politiques et vous vous êtes bâti une solide réputation dans l’interprétation des statistiques. Vous êtes, au sens précis du mot, un parfait futurologue. Nous n’oublions pas cette longue étude, écrite pour notre Bureau, qui porte votre signature. Vous avez votre certificat de sécurité. Vous avez donc été sélectionné.
Chaney se tourna vers son interlocutrice, les yeux ronds d’étonnement.
— Le Bureau sait-il que je cours aussi après les femmes ? Quelle que soit leur couleur de peau ?
— Oui, Monsieur. C’est mentionné dans votre dossier, mais cela n’a pas été considéré comme préjudiciable.
— Eh bien, remerciez ce bon vieux Bureau de ma part. Je suis vraiment très sensible à son indulgence paternelle.
— Pourquoi ces sarcasmes, M. Chaney ? Vous avez d’après les ordinateurs, un profil parfaitement équilibré. M. Seabrooke voit en vous un futurologue idéal.
— J’en suis débordant de reconnaissance. Qui est Seabrooke ?
— Gilbert Seabrooke est notre directeur des Opérations. C’est lui personnellement qui vous a désigné sur une liste réduite de candidats.
— Je ne suis pas candidat. Je ne me suis porté volontaire pour rien du tout.
— Il s’agit d’un projet ultra-secret d’une certaine importance, Monsieur. Les candidats n’ont pas été consultés à l’avance.
— Eh bien, nous en sommes tous ravis. J’espère que vous ne vous intéressez pas à cela, à mon violon d’Ingres, dit-il en désignant le livre qu’elle tenait à la main. Le Bureau ne s’imagine quand même pas que je vais désavouer ma traduction des textes sacrés ?
Chaney vit de nouveau le visage de sa visiteuse se teinter de réprobation, puis chasser cette expression.
— Non, Monsieur. Il est vrai que le Bureau voit ce travail d’un mauvais œil, comme la célébrité qu’il vous a value, et M. Seabrooke regrette que vous l’ayez publié – mais il pense que le public l’aura oublié d’ici le moment où vous cesserez d’être au secret.
— Je ne veux pas être mis au secret, dit Chaney avec énergie.
— Plaît-il ?
— Dites à M. Seabrooke que ça ne m’intéresse pas. Je n’ai que faire de lui et de son Bureau. J’ai une situation.
— Oui, Monsieur, dans le cadre de notre nouveau projet.
— Non, Monsieur, dans l’Indiana Corporation – l’Indic par abréviation. C’est un réservoir de matière grise. Je suis un génie – est-ce que l’ordinateur vous a dit ça, Miss van Hise ? L’Indic compte environ une centaine de génies captifs comme moi qui s’escriment à résoudre des problèmes au profit des ignorants. Une façon comme une autre de gagner sa vie.
— Je connais bien l’Indiana Corporation.
— Pas étonnant. Nous avons fait du travail pour vous il y a trois ans, et ç’a été une belle panique dans votre boutique – et puis nous vous avons présenté la note, qui a déséquilibré votre budget. Nous avons travaillé pour l’État, pour l’Agriculture, pour le Pentagone. J’ai horreur de travailler pour le Pentagone. Ces gens-là sont terriblement encroûtés. Ils sont juchés sur le dos du monstre chinois, mais il serait temps qu’ils en descendent et qu’ils se trouvent un autre ennemi à étudier et avec qui jouer au plus malin. J’ai un métier qui m’attend, dit-il après s’être laissé retomber dans sa chaise longue pour regarder les vagues déferler. Et ce métier, j’y retournerai quand j’en aurai assez d’être ici à ne rien faire. Allez donc chercher votre démographe ailleurs.
— Non, Monsieur, l’Indic vous a affecté à notre Bureau.
Chaney bondit de son siège, comme mû par un ressort. De toute sa taille, il dominait ce petit bout de femme.
— Ce n’est pas vrai !
— Si, M. Chaney.
— Ils ne le feraient pas sans mon consentement.
— Désolée, mais c’est ainsi.
— Voyons, c’est impossible, dit-il avec insistance. J’ai un contrat.
— Le Bureau a racheté votre contrat, Monsieur.
Chaney était éberlué. Il regardait la jeune femme bouche bée.
Elle sortit des pages du livre une lettre pliée et la lui tendit. La lettre était rédigée en un style administratif guindé et portait le grand sceau de l’Indiana Corporation. Et cet organisme privé cédait, en somme, à l’organisme public le temps que Brian Chaney lui devait encore aux termes de son contrat. Quant à la somme versée par le Bureau pour monnayer ce transfert, elle était généreusement divisée en deux parts égales, une pour Chaney et l’autre pour l’Indic. Celle-ci lui donnait sa bénédiction et faisait une allusion polie à son livre. C’était sans appel.
La jeune femme, qui attendait une réponse, ne comprit pas le mot araméen – un seul mot – qu’il lança sur la vaste plage de Floride.
Les vagues se brisaient autour de ses genoux, aspergeant sa poitrine et son visage. Brian Chaney se retourna pour regarder la jeune femme, toujours plantée sur la plage.
— Il n’y a que deux autobus par jour, dit-il. Vous allez rater le second si vous insistez.
— Je n’en ai pas fini avec mes instructions, M. Chaney.
— Je serais heureux, quant à moi, de vous donner certaines instructions.
Kathryn van Hise restait là, sans lâcher pied ni répondre. Les mouettes fondirent vers eux, puis reprirent leur vol.
— Pourquoi, pourquoi ? cria Chaney, désespéré par l’injustice de son sort.
— Notre projet spécial requiert vos capacités spéciales.
— Pourquoi, pourquoi ?
— Pour faire la topographie du futur et en dresser une carte. Vous êtes futurologue.
— Je ne suis pas un topographe… Je ne suis pas cartographe.
— Je parlais au figuré, Monsieur.
— Rien ne m’oblige à respecter votre contrat. Je peux très bien le rompre, retourner ma veste et travailler pour les Chinois. Que fera le Pentagone dans ce cas précis, Miss van Hise ?
— L’analyse de l’ordinateur indique que vous respecterez le contrat, Monsieur. Elle prévoit aussi votre contrariété actuelle. Quant au Pentagone, il ignore tout de notre projet.
— Ma contrariété ! Je pourrais donner à votre ordinateur des instructions explicites, mais elles seraient aussi difficiles à suivre que les vôtres. Rentrez donc chez vous. Dites-leur que j’ai refusé. Que je me suis insurgé.