— De vieilles villes, d’anciennes cités disparues depuis longtemps – comme Chicago disparaîtra quand son tour viendra. Ce sont les trésors de l’histoire, Commandant. Je voudrais me poster sur les remparts d’Our et observer la crue de l’Euphrate ; je voudrais voir comment cette histoire-là a bien pu s’introduire dans la Genèse. Je voudrais être sur la plaine d’Ourouk et voir Gilgamesh reconstruire les murs de la ville ; Je voudrais voir de mes yeux sa lutte légendaire contre Enkidou.
« Mais surtout je voudrais me trouver dans les forêts de Kadesh et voir Mouwatalli repousser la marée égyptienne. Je crois que ça vous intéresserait, vous et Moresby. Mouwatalli avait en face de lui des troupes et des chars beaucoup plus nombreux que les siens, et il était démuni de tout sauf de cran et d’intelligence ; il réussit à surprendre l’armée de Ramsès alors qu’elle était partagée en quatre divisions, et la défaite qu’il leur infligea a changé le cours de l’histoire de l’Occident. Il y a de cela trois mille ans, mais si les Hittites avaient perdu la bataille – si Ramsès avait battu Mouwatalli – il est probable que nous serions aujourd’hui des sujets égyptiens.
— Je ne parle pas égyptien, dit Saltus.
— Vous le parleriez – ou un dialecte régional – si Ramsès avait gagné. En tout cas voilà ce que je ferais, moi, si j’avais l’Alif et si j’étais libre de choisir.
Arthur Saltus était perdu dans ses pensées, les yeux sur le banc des nuages au couchant. Le tonnerre était très perceptible. Il dit au bout d’un moment :
— Moi, je sèche lamentablement, M’sieur. Je ne trouve rien, pas une seule chose que j’aimerais voir. Autant aller à Chicago.
— « Un homme satisfait, quel imposant spectacle. Vil rebut dont l’histoire est le grand réceptacle. »
VIII
Brian Chaney s’ébattait dans la piscine le lendemain matin ; la plupart des membres du personnel d’Elwood n’avaient pas terminé leur petit déjeuner. Il nageait seul, goûtant le plaisir exquis de cette solitude après être venu à pied de la caserne selon son habitude. Le soleil de ce début de matinée était d’un éclat aveuglant sur l’eau de la piscine, et ce temps contrastait avec celui de la nuit précédente ; le Centre avait été balayé par un violent orage, et les rues étaient encore jonchées de débris semés par le vent.
Chaney fit la planche et remplit d’air ses poumons, flottant paresseusement à la surface de l’eau. Il fermait les yeux pour les protéger du soleil.
Il avait presque l’illusion de se retrouver sur sa plage de Floride – d’être transporté au jour où il flânait au bord de l’eau, observant les mouettes et les voiles lointaines, et se contentant, pour tout effort, de spéculer sur les craintes inavouées des critiques et des lecteurs qui l’avaient maudit, lui et sa traduction d’une version ancienne de l’Apocalypse. Oui, et d’être transporté à la veille du jour où il avait rencontré Katrina. Chaney n’éprouvait alors aucun sentiment de vide dans son existence, mais quand ils se sépareraient, une fois sa mission terminée, il savait qu’il éprouverait ce sentiment. Cette femme lui manquerait. Il lui serait douloureux de se séparer de Katrina, et lorsqu’il retrouverait la plage, cruel serait le vide où le laisserait cette séparation.
Il avait été à son égard d’une impolitesse toute gratuite lorsqu’elle l’avait abordé, et il le regrettait maintenant ; il avait cru que c’était encore une de ces journalistes qui le harcelaient. Il faisait fi de toute civilité dans ses rapports avec la presse. Et puis, si Chaney répugnait à s’avouer accessible à la jalousie, ce sentiment puéril, il n’en restait pas moins qu’Arthur Saltus avait éveillé en lui une réaction qui y ressemblait étrangement. Saltus, sans tergiverser, avait pris hardiment possession de cette femme – et c’était une nouvelle blessure pour Chaney.
Ce n’était pas la seule.
Son index était gourd et endolori, et il ressentait une violente douleur à l’épaule ; on avait prétendu que son fusil était une arme légère, mais Chaney n’en croyait rien au terme d’une heure de tir. Même dans son sommeil il avait vu le commandant Moresby le rudoyer et l’éperonner : « Serrez, serrez fort, et tirez sans à-coup, sans saccade… De la poigne ! » Chaney avait étreint son arme et avait réussi à placer en moyenne quatre ou cinq balles sur dix dans la cible. Il trouvait cela remarquable, mais pas ses compagnons. Moresby était tellement écœuré qu’il avait arraché le fusil à Chaney et avait fait mouche cinq fois de suite d’une seule haleine.
Pire encore était le pistolet automatique. Cette arme paraissait infiniment plus légère que le fusil mais, ne pouvant se servir de sa main gauche pour soulever et stabiliser le canon, il avait manqué la cible huit fois sur dix, ne plaçant les deux autres coups que sur ses bords.
Moresby avait marmonné : « Donnez à ce civil un fusil de chasse ! » et s’était éloigné à grands pas rageurs.
Arthur Saltus lui avait enseigné les nouvelles techniques photographiques.
Chaney connaissait les appareils courants, et aussi les photocopieurs avec lesquels il avait reproduit des documents au laboratoire, mais Saltus l’introduisit dans un monde nouveau. L’appareil à hologrammes était une innovation qui, à en croire Saltus, avait relégué le film au domaine des instruments bon marché. L’hologramme utilisait un mince ruban de nylon gaufré qui pouvait supporter les pires traitements sans cesser pour autant de produire une image reconnaissable. Saltus frottait un négatif au papier de verre, et en tirait ensuite une bonne épreuve. L’éclairage ne posait plus de problème ; on pouvait prendre un bon hologramme sous la pluie.
Chaney s’était exercé à faire des photos avec un appareil fixé sur sa poitrine par une courroie, l’objectif se trouvant placé derrière une boutonnière de son veston ; un autre était attaché à son épaule, son objectif étant camouflé en emblème franc-maçon porté au revers gauche. Un câble passant dans sa manche aboutissait au déclencheur caché dans la paume de sa main. Un chapeau melon dissimulait un appareil. Un journal plié était en réalité une caméra camouflée, de même qu’une élégante mallette d’homme d’affaires. Les magnétophones logés sous le veston ou dans ses poches avaient pour micros des boutons, des insignes, des épingles de cravate et des baleines de col de chemise.
En général Chaney réussissait à peu près ses photos – il est difficile de les rater avec l’hologramme – mais Saltus trouvait à y redire : il aurait fallu faire ceci, cela ou autre chose encore pour obtenir un cliché plus contrasté ou une composition mieux équilibrée. Katrina s’était laissé photographier des centaines de fois pour les besoins de cet apprentissage. Elle paraissait supporter cette épreuve avec patience.
Chaney expira fortement et se laissa couler. Il se tourna sur le ventre d’une secousse et nagea sous l’eau vers le bord de la piscine. Agrippant son pourtour carrelé, il se hissa hors de l’eau et fut tout surpris de se trouver nez à nez avec Saltus qui souriait de toutes ses dents.
— Salut, civil. Quoi de neuf chez les Pharaons ?
Chaney scruta le terrain derrière Saltus.
— Où est ?…
— Je ne l’ai pas vue, répondit Saltus. Elle n’était pas à la cantine – je la croyais ici avec vous.
Chaney s’essuya le visage avec une serviette.
— Non, pas ici. J’avais la piscine pour moi tout seul.
— Ah… ce vieux William a peut-être été plus rapide que nous ; il est bien capable de jouer aux échecs avec elle dans un coin sombre.
Heureux de sa trouvaille, Saltus sourit d’une oreille à l’autre.
— Devinez ce qui est arrivé, M’sieur, dit-il.