Chaney se décida. Contournant le véhicule, il ouvrit le coffre à vêtements et en sortit le costume qu’on y avait pendu tout fraîchement. Une petite surprise : ce costume avait été nettoyé et repassé, et il était accroché à son portemanteau dans un fourreau de papier fourni par la teinturerie. Et il en était de même des vêtements de Moresby et Saltus. Chaney vit son nom inscrit sur son fourreau, et il reconnut l’écriture de Katrina. C’était lui le premier arrivé : à lui le privilège de l’ancienneté !
Chaney déchira le papier et s’habilla rapidement car il faisait froid dans cette pièce. La chemise blanche qu’il trouva dans le coffre était neuve, et il regarda avec curiosité son col ondulé orné de motifs. Style 1980. Il remit le fourreau vide dans le coffre – message ironique.
Quittant la salle et son véhicule, Chaney parcourut à grands pas le couloir brillamment éclairé conduisant à l’abri antiatomique, gêné de sentir les caméras de contrôle observer ses moindres gestes. Le sous-sol, le bâtiment tout entier étaient enveloppés de silence. Les ingénieurs du labo évitaient tout contact avec lui comme il devait lui-même les éviter – mais ils avaient sur lui l’avantage : l’occasion leur était donnée d’examiner un curieux spécimen d’un passé vieux de deux ans, tandis qu’il ne pouvait que tenter des conjectures sur ce qui se trouvait derrière le mur. Leur porte était fermée. Chaney ouvrit celle de l’abri, ce qui déclencha l’allumage automatique des plafonniers. Il régnait dans la pièce un silence de mort.
Une pendule placée sur un établi indiquait 8 h 01.
Chaney entra à grands pas dans l’abri. Il s’arrêta, pivota sur lui-même et inspecta attentivement tout ce qui s’offrait à son regard. Il y avait bien là quelques bricoles nouvelles, mais à part cela cette pièce était exactement telle qu’il l’avait vue un ou deux jours auparavant. Il était attendu. On avait sorti du stock de matériel trois magnétophones ; ils étaient sur l’établi avec une boite fermée de cassettes vierges, deux appareils photo à porter sur l’épaule, une caméra pour Arthur Saltus et de quoi alimenter ces trois instruments, sur lesquels étaient posées trois enveloppes longues, et de nouveau il reconnut l’écriture de Katrina.
Chaney déchira la sienne, espérant y trouver un message personnel, mais elle ne contenait qu’un mot d’une froideur curieusement impersonnelle, plus un laissez-passer, des papiers d’identité à la date du 6 novembre, et une photo d’identité. Le bref message lui enjoignait de ne pas porter d’armes hors du Centre.
— Saltus, tu m’as évincé ! dit-il tout haut.
Il semblait bien, à en juger par le style de Katrina, qu’elle eût fait son choix au cours des deux années écoulées – à moins qu’il ne se fît des idées.
Chaney se prépara à sortir. Il trouva dans le magasin un gros pardessus et une casquette de casseur qui lui allaient bien, puis se munit d’un appareil photo, d’un magnétophone, de films de nylon et de cassettes. Il prit dans un coffret ce qu’il jugeait suffisant comme argent liquide (il y avait une dîme neuve rutilante et plusieurs pièces de vingt-cinq cents portant le millésime de 1980, avec les mêmes effigies que deux ans plus tôt) et il prit dans un tiroir un stylo, un carnet et une lampe de poche en état de marche. Il fit un dernier inventaire des lieux pour s’assurer qu’il ne s’y trouvait aucun autre objet pouvant lui être utile : il était prêt à partir.
La pendule indiquait 8 h 14.
Chaney griffonna un mot au dos de son enveloppe décachetée et le plaça contre la caméra : Arrivé de bonne heure pour une baignade. Vous chercherai en ville, foutus traînards. Traîtres sont les protons.
Il fourra les papiers d’identité dans sa poche et sortit de l’abri. Le couloir était toujours aussi vide et silencieux. Chaney grimpa les marches menant à la « porte des opérations » et, sans éprouver de surprise, lut sur une pancarte l’indication suivante :
PORT D’ARMES INTERDIT AU DELA DE CETTE PORTE. LA LOI FEDERALE PROHIBE LA POSSESSION DES ARMES A FEU SAUF AUX REPRESENTANTS DE L’ORDRE ET AUX MILITAIRES EN SERVICE ACTIF. DESARMEZ-VOUS AVANT DE SORTIR.
Chaney introduisit deux clefs dans les serrures jumelles et poussa la porte. Une sonnette retentit quelque part derrière lui. La porte coulissa sans effort dans ses glissières. Il sortit dans le froid glacial de 1980. Il était 8 h 19 par une triste matinée de novembre et l’air piquant semblait annoncer la neige.
Il reconnut une des trois voitures en stationnement près de la porte : celle que le commandant Moresby avait conduite peu de temps – ou deux ans – auparavant lorsqu’il avait houspillé Chaney et Saltus pour les amener de la piscine au labo. La clef de contact était en place. Il fixa un bon moment l’arrière du véhicule pour se convaincre qu’il était bien là où il devait être : Illinois 1980. Deux autres autos stationnant derrière la première paraissaient d’un modèle plus récent, mais la seule nouveauté qu’elles présentaient, extérieurement, c’était le tarabiscotage de leurs calandres et enjoliveurs de roue. Échantillon des goûts du public bassement flattés par Détroit.
Chaney ne monta pas en voiture immédiatement.
Marchant avec circonspection, redoutant vaguement une rencontre inattendue, il fit le tour du bâtiment où était logé le laboratoire. Il voulait reconnaître les lieux. Rien ne semblait changé. Il retrouvait les choses exactement comme il les avait connues : rues et trottoirs propres et bien entretenus – grâce aux soins journaliers des troupes en garnison à Elwood – pelouses bien soignées en vue de l’hiver, arbres maintenant dénudés. La porte principale était fermée, surmontée du signe conventionnel noir et jaune indiquant un abri antiatomique. Il n’y avait pas de sentinelle en faction. Impulsivement, Chaney essaya d’ouvrir la porte : elle était fermée à clef. Que fallait-il en conclure sur l’utilité de l’abri situé au sous-sol ? Achevant de faire le tour du bâtiment, il retrouva le parking. Derrière ce dernier, il y avait quelque chose de changé. Quoi, il fallut un moment à Chaney pour le discerner.
Ce qui, deux ans auparavant, n’avait été qu’une vaste pelouse était maintenant un jardin d’agrément ; ses fleurs étaient flétries par l’approche de l’hiver et l’on avait déblayé le terrain de la plupart de leurs restes, mais au cours des deux années écoulées quelqu’un – Katrina ? – avait fait planter un jardin dans un espace où ne poussait jusque-là que de l’herbe.
Chaney laissa un signal à l’intention du commandant Moresby. Il plaça une rutilante pièce neuve de vingt-cinq cents sur le seuil de la porte fermée à clef. Au bout d’un moment, il mettait sa voiture en marche et se dirigeait vers la grille d’entrée principale.
Le corps de garde était éclairé à l’intérieur et occupé par un officier et deux soldats portant l’uniforme habituel de la MP. La grille elle-même était fermée, mais pas à clef. De l’autre côté, la chaussée noire s’étendait au loin en direction de la grand-route et de la ville. Une ligne blanche avait été fraîchement peinte – ou repeinte – au centre de la route.
— Vous sortez du Centre, Monsieur ?
Chaney se retourna, tout saisi par cette question soudaine. L’officier était sorti du corps de garde.
— Je vais en ville.
— Oui, Monsieur. Puis-je voir votre laissez-passer et vos papiers ?
Chaney s’exécuta. L’officier examina attentivement les documents et la photo d’identité.
— Êtes-vous armé, Monsieur ? Y a-t-il des armes dans l’auto ?
— Réponse au deux questions : Non.
— Très bien, Monsieur. N’oubliez pas qu’il y a un couvre-feu à Joliet – six heures. Vous devrez être sorti avant cela des limites de la ville, ou bien y passer la nuit.