— Six heures, c’est enregistré. Est-ce la même chose à Chicago ?
— Oui, Monsieur, dit l’officier en le fixant. Mais il est impossible d’entrer à Chicago par le sud… à cause du mur. Vous allez donc à Chicago ? Il faudrait alors que je vous fournisse une escorte armée.
— Non, je n’y vais pas. C’était seulement pour savoir.
— Bien, Monsieur.
Il fit signe à un garde et la grille fut ouverte.
— Six heures, Monsieur, répéta l’officier.
Cet avertissement corroborait certaines prévisions du rapport de l’Indic : les grandes villes avaient pris des mesures sévères pour réprimer le désordre dans la rue, et il était vraisemblable que la plupart d’entre elles avaient imposé de rigoureux couvre-feux du crépuscule à l’aube. Si un voyageur était encore en ville au crépuscule, il lui fallait se réfugier dans un hôtel.
Ce qui intriguait Chaney, c’était l’allusion au mur de Chicago. Voilà qui n’avait été ni prévu ni recommandé. Un mur entre quoi et quoi ? Chicago avait posé des problèmes depuis le début de son peuplement par des immigrants du Sud, dans les années cinquante – mais ce mur ?
La route sinueuse d’Elwood le conduisit à la grand-route. Il s’arrêta à un stop et attendit de pouvoir s’infiltrer dans le flot des voitures empruntant l’itinéraire 66. De l’autre côté de la route stationnait une voiture de police, dont l’occupant regarda d’un œil soupçonneux la plaque minéralogique de Chaney, et ensuite son visage. Ce dernier fit un signe de la main et se glissa dans le trafic. Le policier s’abstint de le suivre.
Une seconde voiture de police stationnait aux approches de la ville, et Chaney fut surpris de voir que les deux hommes qui en occupaient les sièges arrière paraissaient être des gardes nationaux en uniforme. On apercevait leurs fusils, baïonnette au canon. Son visage et sa plaque de voiture eurent droit à une nouvelle inspection, puis ce fut au tour de l’automobiliste qui le suivait.
— Parole d’honneur, mes braves, ce n’est pas moi qui vais déclencher une révolution, dit-il en aparté.
La ville paraissait presque normale.
Chaney trouva un parking près du centre et, non sans mal, une place de stationnement. Il lui paraissait scandaleux d’avoir à payer vingt-cinq cents pour une heure, et c’est à contrecœur qu’il mit dans le parcomètre deux fois cette somme, sur les fonds fournis par Seabrooke. Un balayeur opérant face à une devanture fermée lui indiqua le chemin de la bibliothèque publique.
Il attendit sur ses marches l’heure de l’ouverture – neuf heures. Deux voitures de la brigade mobile passèrent et chacun de leurs conducteurs était flanqué d’un garde armé. Les gardes le dévisagèrent, comme aussi le balayeur et tous les autres passants.
Une employée de la bibliothèque lui dit :
— Bonjour. Les journaux ne sont pas prêts.
Elle n’avait pas terminé le travail quotidien consistant à tamponner le nom de la bibliothèque sur chaque exemplaire, et à fixer une baguette d’acier dans la pliure centrale. Un présentoir vide attendait les journaux. Déchiffrant un titre à l’envers, Chaney lut :
REJET DE LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTE PROVISOIRE DES CHEFS DE L’ETAT-MAJOR INTERARMEES
— Ça ne presse pas, dit Chaney. Je voudrais consulter les annuaires du Commerce et de l’Agriculture des deux dernières années, et le compte rendu des débats parlementaires pour les six ou huit dernières semaines.
Quant aux journaux quotidiens, il savait que Saltus et le commandant les achèteraient aussitôt arrivés en ville.
— Toutes les publications officielles sont dans la galerie numéro deux, à votre gauche. Puis-je vous aider ?
— Non, merci. J’ai l’habitude.
Il trouva ce qu’il cherchait, et s’installa pour lire.
La chambre basse du Congrès délibère, disait le compte rendu, sur un projet de réforme fiscale. (Chaney rit en lui-même : ce texte datait d’exactement trois semaines avant l’élection. À certains égards le débat était une leçon d’obstruction parlementaire.) Une poignée de représentants des États riches en pétrole et en ressources minières font valoir (en un assaut soutenu et comme s’ils se battaient pour une noble cause) que la prétendue réforme ne ferait que pénaliser les pionniers de l’industrie prêts à risquer leur capital dans la prospection de richesses nouvelles. Le député du Texas rappelle à ses collègues que de nombreux puits du Sud-Ouest sont taris – leurs réserves de pétrole épuisées – et que ceux de l’Alaska n’atteindront que dans dix ans le rendement prévu. Le consommateur américain, dit-il, sera confronté à un grave problème de pénurie de pétrole et d’essence dans un proche avenir ; et en passant, il lance une pointe aux services d’utilité publique en faisant remarquer que leur promesse d’énergie produite à peu de frais par des réacteurs nucléaires n’a pas été tenue.
Le député de l’Oregon réussit à placer un plaidoyer en faveur de l’abrogation de la loi interdisant l’abattage des arbres. Non seulement, dit-il, ce sont des bûcherons clandestins qui s’en chargent, mais des étrangers profitent de l’occasion pour inonder le marché de bois à bas prix. Le Président fait valoir que ces remarques ne se rapportent pas au sujet en discussion.
Le Sénat, semblait-il, opérait au train d’enfer qui lui était habituel.
Le sénateur du Delaware discute sur le but d’une résolution tendant à améliorer le statut des Indiens d’Amérique. Il explique que sa résolution aura pour effet de donner force de loi à celle qui a été votée en 1954, selon laquelle le contrôle gouvernemental exercé sur les Indiens doit prendre fin, et leurs richesses leur être restituées. C’est au Bureau des Affaires Indiennes qu’il incombe de prendre les mesures appropriées, ce qui n’a pas été fait, et la situation des Indiens est aussi lamentable qu’elle l’a jamais été ; le sénateur conjure ses collègues de faire de cette nouvelle résolution un examen approfondi, espérant qu’elle sera votée promptement.
Le commandant militaire du Sénat expulse des tribunes plusieurs personnes qui troublaient la séance.
Le sénateur de la Caroline du Sud invective contre un phénomène qu’il appelle « la marée alarmante des ignorantins ». Cette marée qui déferle maintenant des universités dans la politique et l’entreprise, il en rejette la responsabilité ignominieuse sur une gauche radicale acharnée à « rénover » et à simplifier l’enseignement de l’anglais suivant les conceptions mal inspirées de professeurs du supérieur, et il préconise un retour aux disciplines plus rigoureuses d’une époque où tous les étudiants savaient lire, écrire et parler correctement l’anglais d’Amérique hérité de leurs ancêtres.
Le sénateur de l’Oklahoma fait insérer dans le compte rendu le texte complet d’une information diffusée par une agence de presse. Chose regrettable, les grands journaux américains l’ont passée sous silence ou l’ont reléguée aux dernières pages, ce qui est préjudiciable à l’effort de guerre.
GRINNELL VISITE LE THEATRE DES OPERATIONS
Saigon (AP) : Le général David W. Grinnell est arrivé à Saigon samedi afin d’évaluer les progrès réalisés par les Forces Spéciales d’Asie du Sud pour prendre une part plus importante à l’effort de guerre.
Grinnell, dont c’était la troisième inspection de la zone des combats en deux ans, a déclaré qu’il s’intéressait vivement à la mise en application du « Programme Civique Asiatique », et qu’il envisageait d’avoir des entretiens avec les hommes combattant dans les campagnes pour acquérir une connaissance directe de la situation.