— « À ma honte faut-il tenir une chandelle ? » demanda Chaney.
— S’il vous plaît, M. Chaney, répéta la jeune femme.
Il lui accorda son attention et elle le présenta aux joueurs de cartes.
Le commandant William Theodore Moresby était l’aviateur de carrière désapprobateur dont les cheveux haut plantés mettaient en valeur les yeux grands, gris-vert, pénétrants. Environ quarante-cinq ans. Un nez osseux et saillant, dont l’arête avait été autrefois fracturée. Un soupçon de double menton et une ébauche de bedaine sous la chemise d’été qu’il portait sur son pantalon. Sens de l’humour : néant. En serrant la main de la recrue retardataire il avait l’air d’accueillir un insoumis fraîchement débarqué du Canada.
L’homme jeune, bronzé, musclé, qui faisait de la réclame pour l’odontologie, était le lieutenant de vaisseau Arthur Saltus. Il félicita Chaney de n’avoir quitté la mer qu’à contrecœur – c’était le bon sens même – et lui apprit qu’il était dans la marine depuis l’âge de quinze ans. Il avait menti sur son âge et produit de faux papiers pour étayer son mensonge. Même dans cette pièce sans fenêtre, ses yeux semblaient se protéger contre la réverbération du soleil sur la mer. Un homme sympathique.
— C’est un civil ? demanda gravement le commandant Moresby.
— Il faut bien qu’il y ait des gens qui restent à la maison pour payer les impôts, répondit Chaney du même ton.
La jeune femme s’interposa rapidement, en bonne diplomate.
— C’est la consigne, Commandant. Nous avons reçu l’ordre de former une équipe équilibrée, dit-elle en jetant un coup d’œil à Chaney comme pour s’excuser. Certains sénateurs voyaient d’un mauvais œil le recrutement exclusivement militaire autrefois pratiqué par la NASA pour les missions orbitales, et c’est pourquoi nous devons, quant à nous, recruter un équipage mieux équilibré pour… éviter le risque toujours possible d’une enquête. Le Bureau fait grand cas de l’opinion du Congrès.
Saltus : – Traduction : il faut que l’argent rentre.
Moresby : – Flûte alors ! Faut-il que la politique s’en mêle.
— Oui, Monsieur. J’en suis désolée, mais c’est ainsi. La sous-commission sénatoriale qui suit notre projet a installé un agent ici pour maintenir la liaison. C’est regrettable, Monsieur, mais quelques-uns de ces politiciens affectent de mettre notre projet en parallèle avec le vieux projet Manhattan, et c’est pourquoi ils ont insisté sur ce principe d’une liaison permanente.
— Dites plutôt surveillance, ronchonna Moresby.
— Oh, console-toi, William, dit Arthur Saltus, qui avait ramassé les cartes éparpillées pour les battre bruyamment. Cet unique pékin ne nous fera pas de mal ; nous sommes deux contre un et, quant à son grade… il n’en a pas. C’est la queue de l’équipe, l’homme le plus bas en grade sur le rafiot. Ce sera notre gratte-papier. Quel est votre métier. Chaney ? Astronome ? Cartographe ? Quelque chose comme ça ?
— Quelque chose comme ça, répondit Chaney du tac au tac. Chercheur, traducteur, statisticien. Un peu de tout.
— M. Chaney est l’auteur du rapport de l’Indic, dit Kathryn van Hise.
— Ah, dit Saltus, hochant la tête. Lui ! Ce Chaney-là !
— M. Chaney a écrit un livre sur les textes sacrés de Qumran.
Ce fut au tour de Moresby de réagir.
— Ah, lui ! Ce Chaney-là !
— Monsieur Chaney va sortir d’ici profondément vexé et faire sauter la baraque, répliqua Brian Chaney. Il se refuse à être examiné au microscope comme un enzyme.
— J’ai entendu parler de vous, dit Arthur Saltus en le fixant avec des yeux ronds. William a votre livre. On veut vous pendre par les pouces.
— La chose arrive de temps à autre, dit Chaney aimablement. Saint Jérôme, lui aussi, a écrit une traduction qui a mis l’Église sens dessus dessous au Ve siècle. On voulait lui tirailler autre chose que les pouces, et puis quelqu’un est intervenu pour calmer les esprits. Il avait donné une nouvelle version latine de l’Ancien Testament, qui était loin d’être acclamée par la critique de son temps. Peu importe, son œuvre a survécu. Et ses censeurs sont oubliés.
— Bien joué. Il a eu du succès ?
— Oui. Vous connaissez la Vulgate ?
Ce nom semblait dire quelque chose à Saltus, mais le commandant était congestionné, bouillonnant de colère.
— Chaney, vous n’allez pas comparer vos fadaises avec la Vulgate ?
— Non, Monsieur, dit Chaney avec douceur pour l’apaiser. (Il connaissait maintenant les opinions religieuses du commandant, et il savait qu’il avait lu son livre distraitement.) Ce que je veux montrer, continua-t-il, c’est qu’au bout de quinze siècles ce qui était considéré comme révolutionnaire est devenu la norme. Aujourd’hui ma traduction de l’Apocalypse est considérée comme révolutionnaire. J’aurai peut-être la même chance mais je ne compte pas être canonisé.
— Messieurs ! dit Kathryn van Hise d’une voix insistante.
Trois têtes se tournèrent vers elle.
— Asseyez-vous, s’il vous plaît, il est grand temps de nous mettre au travail.
— Maintenant ? demanda Saltus. Aujourd’hui ?
— Nous avons déjà perdu trop de temps. Asseyez-vous.
Lorsqu’ils furent assis, l’incorrigible Arthur Saltus se tourna dans son fauteuil et dit :
— C’est un véritable tyran, M’sieur. Un dragon, un despote. Mais bien tournée malgré tout. Une vraie civile bien attifée, pas une vulgaire militaire. Nous l’appelons Katrina – elle est hollandaise, vous savez.
— Pris bonne note, dit Chaney. Il revoyait le corsage transparent et le short en delta. Il fit un signe de tête qui pouvait passer pour l’ébauche d’un salut : « Une beauté par jour, c’est là mon grand trésor. »
La jeune femme rougit.
— Au fait ! dit Saltus. Je commence à me faire sur vous certaines idées, chercheur civil. Et votre première blague, votre truc de chandelle, je crois bien que je la connaissais, celle-là.
— Je la tiens du recueil de citations de Bartlett – un homme utile à connaître.
— Dites donc, votre livre, ces parchemins que vous avez traduits, ils devaient être sous clé. Comment avez-vous pu faire lever le secret ?
— Ils n’ont jamais été secrets.
— Ils l’étaient forcément, dit Saltus, incrédule. Je suis bien sûr que le gouvernement de là-bas ne voulait pas qu’ils soient divulgués.
— Pas du tout. Il n’y avait pas de secret. Les documents étaient à la disposition de tous. Naturellement le gouvernement israélien exerce sur eux un droit de propriété, et à l’heure actuelle les parchemins ont été mis en lieu sûr pour la durée de la guerre. C’est tout. Ce serait une tragédie s’ils étaient détruits par un bombardement, ajouta Chaney en regardant du coin de l’œil le commandant, qui observait un silence maussade.
— Je parierais que vous savez où ils sont.
— Oui. C’est un secret, mais c’est le seul. Après la guerre ils seront remis à la disposition du public.
— Dites, croyez-vous que les Arabes vont flanquer la pile à Israël ?
— Non, trop tard. C’était possible il y a dix ou vingt ans, mais plus maintenant. J’ai vu leurs fabriques de munitions.
Saltus se pencha en avant.
— Ont-ils la bombe H, oui ou non ?
— Oui.
Saltus émit un sifflement.
— Harmagedôn, marmonna Moresby.
— Messieurs ! Maintenant je demande votre attention.
Kathryn van Hise se tenait droite dans son fauteuil, les mains posées sur les enveloppes brunes. Elle avait les doigts croisés, les pouces dressés vers le ciel.