— Nous sommes toujours pleins d’attention pour vous Katrina, dit Saltus en riant.
Rapide et fugace, une expression de désapprobation passa sur le visage de la jeune femme.
— Je suis chargée de vous transmettre vos instructions. Ma mission est de vous préparer à une tâche sans précédent dans l’histoire des hommes, mais qui est tout près de s’accomplir. Il est souhaitable que le projet se réalise sans retard injustifié. J’insiste pour que nous nous mettions au travail immédiatement.
— Sommes-nous au service de la NASA ?
— Non, Monsieur. Vous êtes sous l’autorité directe du Bureau des Poids et mesures, et vous ne serez rattachés à aucun autre organisme ou département. Votre activité ne sera pas révélée au public, bien entendu. La Maison-Blanche y tient absolument.
Chaney connut un certain soulagement, éphémère à vrai dire, lorsqu’elle répondit à la question suivante.
— Vous n’allez pas nous mettre sur orbite ? Nous n’aurons pas à faire ce travail sur la lune ou dans l’espace ?
— Non, Monsieur.
— Je respire. Aucun vol à effectuer ?
— Je ne peux pas vous rassurer à cet égard, dit la jeune femme prudemment. Si nous ne réussissons pas à atteindre notre objectif premier, il se peut que l’objectif de remplacement comporte des vols.
— Mauvais. Vous avez donc des solutions de remplacement ?
— Oui, Monsieur, nous en avons prévu deux pour le cas où nous ne pourrions atteindre le premier objectif.
Le commandant Moresby rit sous cape en voyant la mine déconfite de Chaney.
— Allons-nous nous tourner les pouces, demanda ce dernier, en attendant les événements… jusqu’à ce que le véhicule soit en état de marche ?
— Non, Monsieur. Je vais vous aider à vous préparer à ces événements, avec la certitude qu’il arrivera quelque chose. Les essais sont presque terminés, et nous en attendons la conclusion d’un moment à l’autre. Quand ils seront effectivement terminés, il faudra vous familiariser avec le maniement du véhicule ; cela fait, nous organiserons un essai sur le terrain. Et si tout va bien nous passerons à l’enquête proprement dite. Nous avons tout lieu d’espérer que chaque phase de l’opération se déroulera en bon ordre et le plus rapidement possible.
Elle observa une pause pour donner plus de poids à ses déclarations suivantes.
— Notre premier objectif sera une large enquête politique et démographique sur le proche avenir ; nous voulons obtenir des données sur la stabilité politique de cet avenir et sur le niveau de vie des masses. Peut-être pourrons-nous les améliorer l’un et l’autre si nous avons une connaissance anticipée des problèmes qu’ils poseront. À cet effet vous étudierez et dresserez une carte du centre des États-Unis à la fin du siècle, vers l’an 2000.
— Fichtre ! Vous me donnez chaud, s’exclama Saltus.
Chaney eut un choc, comme sur la plage ; l’étude qu’on lui demandait n’avait rien d’académique.
— Nous irons là-haut ? Si loin ?
— Je crois vous l’avoir déjà dit très clairement, M. Chaney.
— Pas tellement, dit-il, quelque peu embarrassé et confus. Le vent soufflait sur la plage… j’avais l’esprit ailleurs.
Les coups d’œil qu’il lançait à la dérobée à Saltus et au commandant ne lui apportaient guère de réconfort : l’un le regardait avec un sourire narquois, l’autre d’un air méprisant.
— Je m’imaginais que j’aurais un rôle passif : planter des jalons, sur le papier, préparer les enquêtes, des choses comme ça. Je pensais que vous utiliseriez des instruments pour le sondage proprement dit…
Ce n’était guère convaincant, et il s’en rendait compte.
— Non, Monsieur. Chacun de vous devra participer à l’enquête sur le terrain. Et là, bien sûr, vous utiliserez certains instruments, mais l’intervention humaine reste indispensable.
— L’ancienneté sera respectée, après tout, dit Moresby, peut-être pour irriter Chaney. Nous partirons dans le bon ordre. Moi d’abord, puis Art, ensuite vous.
— Nous comptons lancer l’opération d’ici trois semaines si le calendrier des essais peut être respecté jusqu’au bout. Et cette date pourrait être avancée si votre programme d’entraînement se terminait avant le jour prévu, dit Miss van Hise à Chaney, peut-être avec une pointe d’amusement à ses dépens. Un examen médical vous attend en fin d’après-midi, M. Chaney ; les autres ont déjà passé le leur. Les examens se poursuivront d’ailleurs au rythme de deux par semaine jusqu’au lancement effectif du véhicule.
— Pourquoi ?
— Pour votre sauvegarde et la nôtre, Monsieur. Si vous avez une tare quelconque il faut que nous le sachions au plus vite.
— Je suis une poule mouillée, dit-il mollement.
— Tiens, je croyais que vous vous étiez exposé au feu en Israël.
— Rien à voir. Je ne pouvais pas arrêter les bombardements et j’avais mon travail à faire.
— Vous auriez pu quitter le pays.
— Impossible… tant que le travail n’était pas achevé, les textes traduits et le livre terminé.
Pour toute réponse, Kathryn van Hise claqua des doigts et le regarda. Chaney se rappela une chose qu’elle lui avait dite sur la plage. Cela figurait-il dans son dossier, où l’en avait-elle tiré par déduction ? Peut-être était-ce ces fichus ordinateurs qui débitaient ces sornettes : sa prétendue résolution, sa prétendue stabilité. Un soupçon lui vint, en un éclair.
— Vous avez lu mon dossier ? Entièrement ?
— Oui, Monsieur.
— Aïe ! Contient-il des renseignements… euh… des ragots sur un incident qui s’est produit à l’autre bout du nouveau pont Allenby ?
— Je crois que le gouvernement jordanien nous a fourni une certaine quantité de renseignements sur cet incident, Monsieur. Nous les avons obtenus par l’intermédiaire de la légation suisse d’Amman, bien entendu. J’ai cru comprendre que vous aviez été sérieusement malmené.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? dit Saltus avidement.
— Il ne faut pas croire tout ce qu’on lit, dit Chaney. J’ai bien failli me faire fusiller comme espion en Jordanie, mais cette Musulmane ne portait pas de voile. Détail important – pas de voile. Et, à ce qu’on dit, ça change tout.
Saltus : – Une femme sans voile et un espion, je ne vois pas le rapport.
— On m’a pris pour un espion sioniste, expliqua Chaney. La femme sans voile n’était qu’un plaisant intermède… en tout cas je le croyais. La suite des événements m’a détrompé.
— On s’est emparé de vous. Et on a failli vous tuer.
— On m’a battu comme plâtre. Les Arabes n’observent pas, à ce jeu, les mêmes règles que nous. Ils emploient la garrotte et jouent du poignard.
— Et la femme ? dit Saltus.
— Zéro. Pas le temps. Elle est partie.
— Vraiment pas de chance, s’exclama Saltus.
— Continuons, si vous le voulez bien, dit Kathryn van Hise.
Chaney crut voir ses joues se teinter de rose.
— Nous sommes bons pour le voyage, dit Chaney d’un ton qui suggérait : « C’est irrévocable. »
— Oui, Monsieur.
Il aurait donné cher pour se retrouver sur la plage.
— Y a-t-il des risques ?
Arthur Saltus, une fois de plus, prit la parole, devançant la jeune femme.
— Les singes ne se plaignent pas – alors pourquoi vous ?
— Les singes ?
— Nos cobayes, civil. Ces bestioles circulent dans cette foutue machine depuis des semaines, en chandelle, à reculons, dans tous les azimuts. Mais elles n’ont pas encore porté plainte – pas par écrit.
— Et si elles le font ? Supposons…