Orson Scott Card
L’apprenti
Pour tous mes bons professeurs, en particulier :
Fran Schroeder, CM1, école primaire Millikin, Santa Clara, Californie, pour qui j’ai écrit mes premiers poèmes ;
Ida Huber, seconde, cours d’anglais, Mesa High School, Arizona, qui croyait davantage en mon avenir que moi ;
Charles Whitman, atelier d’écriture, université Brigham Young, qui a donné à mes manuscrits plus de cachet qu’ils ne méritaient ;
Norman Council, littérature, université de l’Utah,qui savait faire revivre Sponsor et Milton ;
Edward Vasta, littérature, université de Notre-Dame, pour Chaucer et pour son amitié ;
et toujours, François.
Remerciements
Comme toujours, je me suis fait aider lors de la préparation de ce volume des Chroniques d’Alvin le Faiseur. Pour le soutien inappréciable qu’ils m’ont apporté dans les premiers chapitres, j’adresse mes remerciements aux membres du deuxième atelier d’écriture de Sycamore Hill, à savoir : Carol Emshwiller, Karen Joy Fowler, Gregg Keizer, James Patrick Kelly, John Kessel, Nancy Kress, Shariann Lewitt, Jack Massa, Rebecca Brown Ore, Susan Palwick, Bruce Sterling, Mark L. Van Name, Connie Willis et Allen Wold.
Merci également à l’Institut des Beaux-Arts de l’Utah pour avoir décerné un prix à mon poème narratif « L’Apprenti Alvin et le soc bon-à-rien ». Cet encouragement m’a incité à le développer, beaucoup plus longuement, en prose ; le présent ouvrage est le premier à reprendre une partie de l’histoire qu’il racontait.
Pour les détails sur la vie et les métiers de la Frontière, je me suis servi du merveilleux ouvrage The Forgotten Crafts{«Les Métiers oubliés»} de John Seymour (New York City, Knopf, 1984) et de A Field Guide to America’s History{«Précis géographique de l’histoire américaine»} de L. Brownstone (New York City, Facts on File, Inc., 1984).
Je suis reconnaissant à Gardner Dozois d’avoir fait publier des extraits des Chroniques d’Alvin dans l’Isaac Asimov’s Science-Fiction Magazine et de leur avoir ainsi permis de trouver un public avant parution.
Beth Meacharn, chez Tor, appartient à cette espèce d’éditeurs en voie de disparition qui transforment en or tout ce qu’ils touchent ; ses conseils ne sont jamais importuns, toujours avisés ; et, particularité extrêmement rare dans la profession, elle me rappelle quand je téléphone en son absence. Pour ces seuls égards, qu’elle soit sanctifiée.
Merci à ma classe d’écriture de l’hiver 1987 et du printemps 1988 à Greensboro, dont les suggestions ont considérablement amélioré cet ouvrage ; et à ma sœur, amie et assistante Janice, grâce à qui j’ai gardé les détails de l’histoire tout frais à l’esprit.
Merci surtout à Kristine A. Card qui m’écoute divaguer au gré des multiples versions de chaque projet de livre, lit les tirages d’imprimante des premières ébauches ; elle est un second moi-même tout au long des pages que je noircis.
I
Le Surveillant
L’histoire d’Alvin apprenti, je la commencerai là où se manifestèrent les premières anomalies. C’était très loin dans le Sud, chez un particulier qu’Alvin ne connaissait pas et qu’il ne connaîtrait jamais. Ce fut pourtant lui le responsable d’une chaîne d’événements qui allaient l’amener à commettre un meurtre, selon les termes de la loi, le jour même où il achevait son apprentissage et devenait véritablement un homme.
C’était en Appalachie, en 1811, avant que cet État ne signe le Traité des Esclaves en fuite et ne rejoigne les États-Unis. Près de la frontière qui le sépare des Colonies de la Couronne, dans une région où il ne se trouvait pas un homme blanc qui ne souhaitât posséder toute une ribambelle d’esclaves noirs pour lui abattre son travail.
L’esclavage, c’était une sorte d’alchimie pour ces Blancs-là, du moins le considéraient-ils ainsi. Ils cherchaient le moyen de transmuter chaque goutte de sueur d’homme noir en or et chaque gémissement de désespoir qui s’échappait de la gorge d’une femme noire en tintement clair et doux à l’oreille de la pièce d’argent tombant sur la table du changeur. On achetait et vendait des âmes dans ce pays-là. Pourtant aucun de ces gens ne comprenait ce qu’il leur en coûtait de posséder d’autres êtres humains.
Écoutez attentivement, et je vais vous dire comment Chicaneau Planteur voyait le monde depuis le fond de son cœur. Mais veillez à ce que les enfants soient couchés, car ce chapitre de l’histoire n’est pas pour leurs oreilles ; il touche à des appétits qu’ils ne saisissent pas très bien, et mon but n’est pas de les leur faire découvrir.
Chicaneau Planteur était un homme pieux, un fidèle de l’office, et il payait la dîme. Tous ses esclaves étaient baptisés et recevaient un prénom chrétien dès qu’ils comprenaient assez d’anglais pour qu’on leur enseigne l’Évangile. Il leur interdisait de s’adonner à leurs magies noires – il ne leur permettait jamais d’égorger tout seuls ne serait-ce qu’un poulet, de peur qu’ils ne dénaturent un geste aussi banal en un sacrifice à quelque effroyable divinité. Dans tous les actes de sa vie, Chicaneau Planteur servait le Seigneur du mieux qu’il pouvait.
Et quelle était la récompense du pauvre homme pour sa vertu ? Son épouse, Dolorès, était affligée de maux et de douleurs terribles, ses doigts et ses poignets se déformaient comme ceux d’une vieille femme. Depuis l’âge de vingt-cinq ans, elle passait la plupart de ses nuits à pleurer, si bien que Chicaneau ne supportait plus de partager sa chambre.
Il essaya bien de la soulager. Compresses d’eau froide, bains d’eau chaude, poudres et potions… il se ruina en médecins, charlatans diplômés de l’Université de Camelot ; il fit défiler une interminable procession de prêcheurs qui débitaient leurs éternelles prières et de prêtres qui marmonnaient leur charabia incantatoire. Autant de tentatives pour ainsi dire en pure perte. Nuit après nuit il lui fallait rester couché à écouter les pleurs de son épouse, puis ses geignements et enfin sa respiration régulière que troublait seulement au moment de l’expiration une faible plainte, un filet ténu de souffrance.
Chicaneau manquait devenir fou de compassion, de rage et de désespoir. Des mois durant, il eut l’impression de ne jamais fermer l’œil. Il travaillait toute la journée, puis se couchait le soir et appelait de ses prières un soulagement. Sinon pour elle, du moins pour lui.
Ce fut Dolorès elle-même qui lui apporta la paix nocturne. « T’as ton travail de tous les jours, Chicaneau, et pour ça il faut qu’tu dormes. Je n’peux pas m’empêcher de faire du bruit, et toi, tu n’supportes pas de m’entendre. S’il te plaît… va dormir dans une autre chambre. »
Chicaneau lui offrit quand même de rester. « Je suis ton mari, ma place est icitte », dit-il ; mais elle ne voulut rien savoir.
« Va-t’en », fit-elle. Elle éleva même la voix : « Va-t’en ! »
Il s’en alla donc, honteux du soulagement qu’il éprouvait. Il dormit d’une traite cette nuit-là, cinq heures d’affilée jusqu’à l’aube, comme il n’avait jamais dormi depuis des mois, des années peut-être, et il se leva au matin bourrelé du sentiment coupable d’avoir déserté son poste auprès de sa femme.
À la longue, pourtant, Chicaneau Planteur s’accoutuma à dormir seul. Il passait souvent voir son épouse, matin et soir. Ils prenaient leurs repas ensemble dans la chambre de la malade, Chicaneau assis sur une chaise, son manger sur une desserte, Dolorès couchée au lit, nourrie à la cuiller par une femme noire attentive, les mains étalées sur les draps comme des crabes morts.