Lorsqu’ils rentrèrent à l’auberge, maman se mit en colère, Peggy ne l’avait jamais vue aussi furieuse. « Tu mériterais l’fouet pour un crime pareil, emmener ta fille de seize ans en pleine nuit pour mal faire. »
Mais papa ne répondit pas. Il n’en eut pas besoin une fois qu’il eut porté la jeune esclave à l’intérieur pour l’allonger par terre devant le feu.
« C’est pas possible, elle a rien mangé depuis des jours ! Des semaines ! s’écria maman. Et elle a l’front qui m’brûle la main rien que d’y toucher. Va m’quérir une casserole d’eau, Horace, pour y tamponner l’front, pendant que j’réchauffe du bouillon, elle va en boire un peu…
— Non, maman, fit Peggy. Vaut mieux trouver du lait pour l’bébé.
— Il va pas mourir, le bébé, alors que c’te drôlesse si, c’est pas toi qui vas m’apprendre c’que j’dois faire, j’connais comment guérir ces choses-là, tout d’même…
— Non, maman, dit Peggy. Elle a fait d’la sorcellerie avec une poupée de cire. C’est d’la sorcellerie de Noirs, mais elle savait comment s’y prendre et elle avait l’pouvoir, c’est la fille d’un roi d’Afrique. Elle savait aussi ce que ça allait lui coûter, et asteure faut qu’elle paye.
— Tu veux m’dire que c’te gamine, elle va mourir ? demanda maman.
— Elle a fabriqué une poupée comme elle, maman, et elle l’a mise dans l’feu. Ça lui a donné des ailes pour voler toute une nuit. Mais au prix du reste de sa vie. »
Papa avait l’air effondré. « Peggy, tu bêtises. Quel avantage pour elle de fuir l’esclavage, si c’est pour mourir ? Pourquoi pas s’tuer là-bas et s’épargner tout ce tracas ? »
Peggy n’eut pas besoin de répondre. Le bébé qu’elle tenait dans ses bras se mit alors à pleurer, il n’y avait rien d’autre à ajouter.
« Je m’en vais quérir du lait, dit papa. Christian Larsson aura bien un canon à m’céder, même à c’t’heure de la nuit. »
Mais maman le retint. « Regardes-y à deux fois, Horace, dit-elle. Il est pas loin de minuit asteure. Tu vas y dire que t’as b’soin d’lait pour quoi faire ? »
Horace soupira et rit de sa propre sottise. « Pour donner au p’tit moricaud d’une marronneuse. » Mais il devint alors tout rouge et s’emporta. « Elle en a d’bonnes, c’te fille ! dit-il. Elle est venue jusqu’icitte en connaissant qu’elle allait mourir, et asteure qu’esse qu’elle se figure qu’on va en faire, nous autres, de ce p’tit moricaud ? On peut quand même pas l’emmener au nord, l’déposer de l’aut’ côté d’la frontière et le laisser brailler jusqu’à tant qu’un Français s’en vienne le prendre !
— Elle s’est dit qu’il vaut mieux mourir libre que vivre en esclave, m’est avis, fit Peggy. Elle devait connaître que la vie qu’son bébé trouverait chez nous autres serait toujours meilleure que celle de là-bas, m’est avis. »
La jeune fille étendue devant le feu respirait doucement, les yeux clos.
« Elle dort, c’est ça ? demanda maman.
— Elle est pas encore morte, dit Peggy, mais elle nous entend pas.
— Alors j’te l’dis tout net, c’est une vilaine affaire qu’on a sus les bras. Faut pas que l’monde connaisse que tu fais passer des marronneurs par chez nous autres. La nouvelle se répandrait si vite qu’on aurait betôt deux douzaines de pisteux à camper icitte à longueur d’année, et y en a sûrement un qui finirait par te tirer d’sus de derrière un fourré.
— Personne connaîtra ça, dit papa.
— Qu’esse tu vas faire, dire que t’es tombé par adon sus son cadavre dans les bois ? »
Peggy avait envie de leur crier : « Elle n’est pas encore morte, alors faites attention à ce que vous dites ! » Mais la vérité, c’est qu’il fallait trouver une solution, et rapidement. Et si l’un des clients se réveillait pendant la nuit, qu’il descendait ? C’est du coup qu’il n’y aurait plus de secret à garder.
« Elle va mourir quand ? demanda papa. Au matin ?
— Elle sera morte avant le lever du soleil, papa. »
Papa hocha la tête. « Alors vaut mieux que j’me mette à l’ouvrage. La fille, j’peux m’en occuper. Vous autres, les femmes, vous allez trouver ce qu’on va faire de ce p’tit moricaud, j’espère.
— Ah oui, tu crois ça, hein ? fit maman.
— Moi, j’connais que j’trouverais pas ; vous autres, ça sera mieux.
— Bon, eh ben, j’dirai p’t-être aux genses que ce bébé, c’est l’mien. »
Papa ne se mit pas en colère. Il sourit, c’est tout, et dit : « L’monde croira pas ça, même si tu baignes ce drôle dans la crème trois fois par jour. »
Il sortit et entraîna Po Doggly pour qu’il lui donne la main à creuser une tombe.
« L’faire passer pour un bébé né par icitte, c’est pas une si mauvaise idée, dit maman. La famille noire qui vit plus bas dans les marais… tu t’rappelles, deux ans passés, quand un propriétaire d’esclaves a essayé d’prouver qu’elle lui appartenait ? C’est quoi leur nom, Peggy ? »
Peggy les connaissait beaucoup mieux que n’importe quel autre Blanc de Hatrack River ; elle les surveillait comme elle le faisait pour tout le monde, connaissait tous leurs enfants et leurs noms respectifs.
« Ils ont pris l’nom de Berry, dit-elle. Comme chez les nobles, ils gardent ce nom de famille quel que soit l’métier qu’ils font les uns et les autres.
— Pourquoi on le f’rait pas passer pour un bébé à eux ?
— Ils sont pauvres, maman, dit Peggy. Ils peuvent pas nourrir une bouche en supplément.
— Pour ça, on pourrait les aider, dit maman. On a plusse qu’il nous faut.
— Réfléchis une seconde, maman. De quoi ça aurait l’air ? Tout d’un coup, v’là que les Berry se r’trouvent avec un bébé plus clair – suffit de l’regarder pour voir qu’il est à moitié blanc. Et Horace Guester qui s’met à leur apporter des présents. »
La figure de maman rougit. « Qu’esse tu connais d’ces affaires-là ? demanda-t-elle.
— Oh, pour l’amour du ciel, maman, j’suis une torche. Et tu sais bien qu’les gens s’mettraient à parler, tu l’sais bien, ça. »
Maman regarda la jeune Noire allongée. « Tu nous a mis dans un drôle de pétrin, fillette. »
Le bébé commença de s’agiter.
Maman se leva et gagna la fenêtre, comme si elle pouvait voir dans la nuit et trouver une réponse écrite dans le ciel. Puis, brusquement, elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit.
« Maman, dit Peggy.
— Y a plus d’une façon d’plumer une oie », fit maman.
Peggy comprit à quoi elle songeait. Si on ne pouvait pas emmener le bébé chez les Berry, on pouvait peut-être le garder ici, à l’auberge, et dire qu’on s’en occupait à leur place parce qu’ils étaient pauvres. Tant que la famille Berry marcherait dans l’histoire, personne ne s’étonnerait de l’apparition soudaine chez les Guester d’un bébé à moitié noir. Et personne ne le prendrait pour le bâtard d’Horace, surtout si c’était sa femme qui l’amenait chez eux.
« Dis donc, tu t’rends compte de ce que tu leur demandes ? fit Peggy. Tout l’monde va s’dire que quelqu’un d’autre a labouré avec la génisse de m’sieur Berry. »
Maman parut tellement surprise que Peggy faillit éclater de rire. « J’croyais pas qu’les Noirs se souciaient d’ce genre d’affaires », dit-elle.
Peggy secoua la tête. « Maman, y a pas meilleurs chrétiens dans tout Hatrack River. Faut ça, pour continuer à pardonner la façon dont les Blancs les traitent, eux et leurs enfants. »