« Qu’esse j’ai dit ? demanda Alvin.
— Mon nom, c’est Cal. J’suis plus Cally depuis que j’ai eu dix ans.
— J’connaissais pas, fit Alvin. J’te demande pardon, asteure tu seras Cal pour moi.
— J’suis rien pour toi, dit Cal. Tout c’que j’veux, c’est t’voir partir. »
À cet instant seulement, Alvin se rappela que ce n’était pas exactement Cal qui l’avait invité à se joindre à lui pour cette tâche ; c’était Martin Hill qui lui avait demandé de venir, avant ça, Cal se chargeait tout seul du travail.
« J’voulais pas t’prendre ton ouvrage, dit Alvin. Ça m’est pas venu à l’esprit que tu voulais pas d’mon aide, c’est tout. Moi, j’connais que j’avais envie d’être avec toi. »
Apparemment, tout ce que disait Alvin ne réussissait qu’à faire davantage bouillir intérieurement Cal dont la figure était maintenant rouge et dont les poings serrés auraient pu étrangler un serpent. « J’avais ma place icitte, dit Cal. Puis t’es r’venu. Toi et ta belle instruction d’école, toi et tes grands mots. Qui soigne le monde sans même toucher, rien qu’en entrant chez eux et en causant un brin, et quand tu t’en vas ils sont tous guéris de c’qui leur faisait mal…» Alvin ne savait même pas que les gens avaient remarqué ça. Comme personne n’en avait jamais parlé, il s’était dit qu’ils croyaient à une guérison naturelle. « J’vois pas pourquoi ça te met en colère. Cal. C’est bien d’soigner les genses. »
Brusquement, des larmes roulèrent sur les joues de Cal. « Même quand j’pose les mains sus les choses, j’arrive jamais à les réparer, dit-il. Y a plus personne qui m’demande de l’faire. »
Alvin ne s’était jamais avisé que Cal effectuait peut-être des guérisons, lui aussi. Mais c’était logique. Après le départ d’Alvin, Cal lui avait plus ou moins succédé à Vigor Church, avait repris les mêmes tâches. Comme leurs talents se ressemblaient beaucoup, il était presque parvenu à prendre la place de son frère. Et puis il avait fait des choses dont Alvin ne s’était jamais occupé étant petit, comme passer chez les gens et les soigner du mieux qu’il pouvait. Maintenant, Alvin était revenu, et non seulement il reprenait son ancienne place, mais il surclassait Cal dans ce que personne d’autre n’avait fait avant lui. Il allait devenir quoi, Cal, dans l’histoire ?
« Je m’excuse, dit Al. Mais j’peux t’apprendre. C’est ce que j’me mettais à faire.
— J’ai jamais vu ces p’tits éléments et l’restant dont tu m’causes, fit Cal. J’ai rien compris dans c’que tu m’as dit. P’t-être que j’ai pas un talent aussi bon qu’le tien, ou p’t-être que j’suis trop bête, tu crois pas ? J’peux pas faire mieux avec les moyens que j’ai. Et pas besoin de m’prouver que j’pourrai jamais t’égaler. Martin Hill t’a demandé pour cet ouvrage-là, par rapport qu’il connaît que tu feras une meilleure barrière. Et toi, t’arrives et tu t’sers même pas de ton talent pour fendre le bois, alors que tu pourrais, tout ça pour me montrer que même sans lui t’es capable de m’battre.
— C’est pas c’que j’voulais, dit Alvin. Seulement j’me sers pas d’mon talent pour…
— Pour du monde aussi bête que moi, fit Cal.
— J’me suis mal débrouillé pour t’expliquer, dit Alvin, mais si tu l’permets, Cal, j’peux t’apprendre à changer l’fer en…
— En or, le coupa Cal d’un ton méprisant. Pour qui tu m’prends ? V’là qu’tu cherches à m’avoir avec des histoires d’alchimisse ! Si t’arrivais à faire ça, tu serais pas r’venu pauvre à la maison. Tu connais, t’étais tout pour moi. Je m’disais : quand Al va revenir, ça sera comme avant, on jouera et on travaillera tous les deux, on causera tout l’temps, je l’suivrai partout, on fera tout ensemble. Seulement, j’vois que tu m’traites encore en p’tit garçon, tu trouves rien d’autre à m’dire que : « Tiens, v’là une aut’ traverse » et « Passe-moi les feuves, s’il te plaît. » T’as pris tous les ouvrages qu’on m’donnait d’accoutumé, même les plus faciles comme poser une bonne clôture de traverses.
— L’ouvrage est à toi », dit Alvin en mettant son marteau à l’épaule. Inutile d’essayer d’enseigner quoi que ce soit à Cal ; même s’il en était capable, il refuserait d’apprendre de la bouche d’Alvin. « J’ai d’autre ouvrage à faire et j’veux pas t’retenir plus longtemps.
— T’retenir plus longtemps, répéta Cal. C’te phrase-là, tu l’as apprise dans un livre ou ben avec c’te maîtresse d’école vieille et moche d’Hatrack River que ton affreux p’tit sang-mêlé est tout l’temps après nous causer ? »
D’entendre ainsi dénigrer mademoiselle Lamer et Arthur Stuart, Alvin bouillait intérieurement, surtout qu’il avait effectivement appris l’expression « retenir plus longtemps » auprès de l’institutrice. Mais il ne dit rien qui aurait pu trahir sa colère. Il se contenta de tourner le dos et de repartir le long de la clôture déjà posée. Cal pourrait se servir de son talent et la terminer tout seul ; Alvin se fichait même d’aller toucher le salaire qu’il avait gagné en presque une journée de travail. Il avait la tête ailleurs ; en partie parce qu’il repensait à mademoiselle Lamer, mais surtout parce qu’il supportait mal que son frère ait refusé son enseignement. Voilà l’être au monde le plus à même de tout apprendre aussi facilement qu’un bébé apprend à téter, puisqu’il s’agit de son talent naturel, mais il ne veut rien savoir, rien me devoir. Alvin n’aurait jamais cru ça possible : refuser la chance de s’instruire uniquement parce qu’on n’aime pas le professeur.
Mais à la réflexion, n’avait-il pas lui-même détesté aller à l’école de Thrower parce que le révérend tenait toujours à le faire passer pour méchant, malveillant, bête ou n’importe quoi ? Se pouvait-il que Cal le déteste comme lui avait détesté le révérend Thrower ? Il ne comprenait décidément pas la colère de Cal. Il avait moins de motifs que quiconque d’être jaloux d’Alvin puisqu’il pourrait faire presque aussi bien que lui ; et pourtant il était jaloux, pour cette raison-là justement, au point qu’il n’apprendrait jamais, sinon en découvrant tout par lui-même, pas à pas.
À ce train-là, je ne bâtirai jamais la Cité de Cristal parce que je ne serai jamais capable d’apprendre à devenir Faiseur à qui que ce soit.
Ce fut quelques semaines plus tard qu’Alvin se résolut à tenter une nouvelle fois de parler à quelqu’un, pour voir s’il pouvait réellement enseigner l’art du Faiseur. C’était un dimanche, chez Mesure, où Arthur Stuart et lui avaient été invités à déjeuner. La journée était chaude, aussi Delphi avait-elle préparé un repas froid – pain, fromage, jambon salé et dinde fumée –, puis tout le monde était sorti dehors, à l’ombre de la galerie de la cuisine, orientée au nord, pour prendre l’air de l’après-midi.
« Alvin, si j’vous ai invités, Arthur Stuart et toi, c’est que j’avais une raison, dit Mesure. Delphi et moi, on en a déjà discuté et on en a un peu causé aussi à p’pa et m’man.
— Ça doit être joliment grave, s’il vous a fallu toutes ces discussions-là.
— M’est avis qu’non, dit Mesure. C’est que… ben, Arthur Stuart, là, c’est un vaillant p’tit, il travaille dur, et en plus d’ça on s’ennuie pas avec lui. »
Arthur Stuart sourit. « J’dors bien aussi, dit-il.
— Un grand dormeur, fit Mesure. Mais p’pa et m’man sont plus vraiment tout jeunes. J’crois que m’man a ses p’tites manies dans la cuisine.
— Pour ça, oui, soupira Delphi comme si elle était bien placée pour savoir combien dame Miller tenait à ses habitudes.