— Et p’pa, eh ben, il s’fatigue. Quand il rentre du moulin, il faut qu’il s’allonge, il a b’soin de beaucoup d’calme autour de lui. »
Alvin crut deviner où menait la conversation. Peut-être que sa famille n’avait pas les qualités de la Peg Guester ou de Gertie Smith. Peut-être qu’ils n’acceptaient pas qu’un petit sang-mêlé entre sous leur toit ou dans leur cœur. De telles pensées à propos de ses parents l’attristaient, mais il savait déjà qu’il ne contesterait même pas. Arthur Stuart et lui feraient leurs paquets, voilà tout, et prendraient la route vers… nulle part en particulier. Peut-être le Canada. Quelque part où un petit sang-mêlé recevrait un bon accueil.
« Attention, ils m’ont rien dit de tout ça, à moi, fit Mesure. En fait, ça serait plutôt moi qui leur aurais dit. Tu vois, not’ maison est un peu trop grande pour nous autres et, avec nos trois drôles, Delphi serait contente d’avoir un p’tit gars de l’âge d’Arthur Stuart pour l’aider à la cuisine comme il le fait déjà.
— J’connais comment faire le pain tout seul, dit Arthur Stuart. J’connais la recette de mouman par cœur. Elle est morte.
— Tu vois ? dit Delphi. S’il fait l’pain tout seul de temps en temps, ou même s’il m’aide seulement à l’pétrir, j’me sentirai moins fatiguée à la fin d’la semaine.
— Et il sera pas long à pouvoir m’donner la main à l’ouvrage des champs, fit Mesure.
— Mais on voudrait pas qu’tu t’figures qu’on cherche à l’prendre comme valet, précisa Delphi.
— Non, non ! fit Mesure. Non, ce serait comme un autre fils, mais plus grand qu’mon aîné Jérémie qu’a seulement trois ans et demi, c’qui fait qu’il est pas encore bon à grand-chose ; enfin, lui, du moins, il cherche pas à toujours se jeter dans la rivière pour s’noyer comme sa sœur Shiphrah… ou comme toi quand t’étais p’tit, en fin de compte. »
Arthur Stuart éclata de rire. « Alvin, une fois l’a failli m’noyer, moi, fit-il. M’a plongé dans l’Hio, tout au fond. »
Alvin avait grand-honte. Pour des tas de raisons. Parce qu’il n’avait jamais tout dit à Mesure sur la façon dont il avait sauvé Arthur Stuart des pisteurs ; parce qu’il avait cru – un instant, pas plus, mais quand même – que Mesure, p’pa et m’man cherchaient à se débarrasser d’un petit sang-mêlé, alors qu’à la Vérité ils se chicanaient pour savoir qui devait l’accueillir chez soi.
« C’est à Arthur Stuart d’choisir où il veut rester, à partir du moment où on l’invite, dit Alvin. C’est moi qui l’ai amené chez nous autres, mais j’choisis pas pour lui.
— J’peux rester icitte ? demanda Arthur Stuart. Cal, il m’aime pas beaucoup.
— Cal a ses tracas à lui, dit Mesure, mais il t’aime bien.
— Pourquoi Alvin, il a pas ramené quèque chose d’utile, comme un cheval ? fit Arthur Stuart. Tu manges autant qu’un cheval, mais j’gage que t’arrives même pas à haler un cabriolet à deux roues. »
Mesure et Delphi éclatèrent de rire. Ils savaient qu’Arthur Stuart répétait quelque chose qu’avait dit Cal, mot pour mot. Il le faisait si souvent que maintenant on attendait ça de lui et qu’on s’émerveillait de sa mémoire parfaite. Mais Alvin était triste de l’entendre ; lui savait que quelques mois plus tôt seulement, il l’aurait répété avec la voix de Cal et que même m’man n’aurait pu deviner sans le voir qu’il ne s’agissait pas de son fils.
« Alvin va rester icitte, lui aussi ? demanda Arthur Stuart.
— Ben, tu vois, on y pensait justement, dit Mesure. Pourquoi tu viendrais pas chez nous autres, toi aussi, Alvin ? On peut t’installer dans la pièce principale pour quèque temps. Et quand l’ouvrage d’été sera fini, on ira réparer notre ancienne cabane ; elle est encore solide, ça fait qu’deux ans qu’on en est partis. T’y seras ben indépendant. M’est avis que t’es trop vieux asteure pour rester dans la maison de ton p’pa et manger à la table de ta m’man. »
Alors ça, Alvin ne l’aurait jamais cru, mais tout d’un coup il sentit les larmes lui emplir les yeux. Peut-être était-ce simplement la joie d’avoir trouvé quelqu’un qui ne le considérait plus comme l’Alvin junior d’autrefois. Ou le fait qu’il s’agissait de Mesure, qui s’occupait de lui comme dans le temps. En tout cas, c’est à ce moment qu’Alvin eut vraiment l’impression d’être rentré chez lui.
« Pour sûr, j’logerai icitte, si vous voulez d’moi, dit-il.
— Eh ben, c’est pas une raison pour pleurer, dit Delphi. J’ai déjà trois p’tits drôles qui braillent à chaque fois que l’idée les prend. J’ai pas envie d’venir te tamponner les yeux et t’essuyer l’nez comme à Keturah.
— Lui, au moins, il porte pas d’couches », dit Mesure, sur quoi il éclata de rire avec Delphi, comme s’ils n’avaient jamais rien entendu d’aussi drôle. Mais en réalité ils riaient de plaisir en voyant l’émotion que suscitait chez Alvin la perspective de venir habiter sous leur toit.
Alvin et Arthur Stuart déménagèrent donc chez Mesure, et Alvin refit connaissance avec son frère préféré. Tout ce qu’il aimait autrefois en lui, il le retrouva dans l’homme, mais il y avait davantage à présent. La tendresse qu’il manifestait envers ses enfants, même après une réprimande ou une fessée. Sa façon de s’occuper de ses terres et de ses bâtiments, de noter tout ce qu’il y avait à faire et de le faire ; jamais une porte ne grinçait deux jours de suite, jamais une bête ne refusait de manger une journée entière sans qu’il s’efforce de comprendre ce qui n’allait pas.
Mais surtout, Alvin retint son attitude à l’égard de Delphi. Elle n’était pas franchement jolie, ni particulièrement laide, d’ailleurs ; elle était corpulente, robuste et riait aussi fort qu’un âne. Mais Alvin nota la manière dont Mesure la regardait, comme devant une vision de rêve. Elle levait les yeux, et il était là qui l’observait, le visage éclairé d’une espèce de sourire béat ; alors elle riait, ou rougissait, ou détournait la tête, mais ensuite, le temps d’une minute ou deux, elle se déplaçait avec davantage de grâce, elle avait l’air de marcher par moments sur la pointe des pieds, comme si elle dansait ou s’apprêtait à s’envoler. Alvin se demandait alors s’il en viendrait un jour à produire le même effet sur mademoiselle Lamer, s’il lui donnerait une telle joie qu’elle ne toucherait presque plus terre.
Et la nuit, allongé dans la pièce commune, Alvin ressentait les moindres frémissements de la maison, il savait sans l’aide de sa bestiole d’où provenaient les grincements doux et lents qu’il entendait ; en ces occasions, il se rappelait la dénommée Margaret, la femme que mademoiselle Lamer avait cachée en elle durant tant de mois, et il l’imaginait, le visage contre le sien, les lèvres entrouvertes, laissant échapper de sa gorge les tendres cris de plaisir qu’émettait Delphi dans le silence nocturne. Puis il la revoyait, mais cette fois les traits défaits par le chagrin et les pleurs. Son cœur alors saignait, et il mourait d’envie de la rejoindre, de la prendre dans ses bras et de trouver en elle cette source de douleur qu’il pourrait soigner, pour la soulager de sa peine et la guérir entièrement.
Et parce qu’Alvin vivait chez Mesure, il oubliait sa prudence et laissait à nouveau paraître ses sentiments. Il se trouva ainsi que son frère surprit un jour son visage, alors qu’avec sa femme il venait d’échanger l’un de ces regards dont ils étaient coutumiers. Delphi sortie de la pièce et les enfants couchés depuis longtemps, rien n’empêchait Mesure d’avancer la main et de toucher le genou d’Alvin.
« Elle s’appelle comment ? demanda-t-il.
— Qui ça ? fit Alvin, confus.
— Celle que t’aimes tellement que l’air te manque rien que d’y penser. »