L’espace d’un instant, Alvin hésita, par une longue habitude. Puis les écluses s’ouvrirent et il s’épancha de toute son histoire. Il commença par mademoiselle Lamer, en réalité Margaret, l’ancienne torche des récits de Mot-pour-mot, celle qui veillait sur lui de loin. Mais dire son amour pour elle l’amena à parler de tout ce qu’elle lui avait appris, et lorsqu’il en eut terminé, l’heure était bien avancée. Delphi dormait sur l’épaule de Mesure – elle était revenue pendant qu’Alvin débitait son histoire mais n’était pas restée éveillée longtemps, ce qui n’était pas plus mal car ses trois enfants et Arthur Stuart n’allaient pas manquer de lui réclamer leur petit déjeuner à l’heure dite, quand bien même elle aurait veillé tard dans la nuit. Quant à Mesure, lui, il gardait l’œil ouvert et brillant ; on lui avait raconté les paroles de l’oiseau rouge, le soc d’or vivant, Alvin dans le feu de la forge, Arthur Stuart dans l’Hio. Une profonde tristesse voilait cependant l’éclat de son regard, due au meurtre, même justifié, qu’Alvin avait commis de ses mains ; due aussi à la mort de la Peg Guester, voire à celle de certaine esclave marronne, remontant aux premiers jours d’Arthur Stuart. « Va falloir que j’trouve des genses pour leur apprendre à devenir Faiseux, dit Alvin. Mais j’connais même pas si quelqu’un sans mon talent est capable d’apprendre, ni jusqu’où il aurait besoin d’apprendre, ni même s’il aurait envie d’apprendre.
— J’crois, dit Mesure, que des genses comme ça, faudrait d’abord qu’ils aiment ton rêve de la Cité de Cristal, puis tu leur dirais qu’ils peuvent apprendre pour t’aider à la bâtir. Si l’bruit court qu’y a un Faiseux qu’apprend comment l’devenir aussi, tu vas avoir toutes sortes de genses qui voudront se servir de ce pouvoir-là pour commander aux autres. Mais la Cité de Cristal… Ah, Alvin, tu t’rends compte ! Ça serait comme vivre dans c’te trombe qui vous a emportés, l’Prophète et toi, toutes ces années passées.
— Tu veux apprendre, toi, Mesure ? demanda Alvin.
— J’ferai tout c’que j’peux pour ça. Mais j’vais t’faire d’abord une promesse solennelle : j’me servirai de c’que tu vas m’apprendre uniquement pour bâtir la Cité de Cristal. Et si jamais j’arrive pas à en apprendre assez pour être un Faiseux, je t’aiderai autrement du mieux possible. Demande-moi n’importe quoi, Alvin, je l’ferai – emmener ma famille au bout d’la terre, abandonner tout c’que j’possède, mourir si y a b’soin –, tout pour qu’la vision que Tenskwa-Tawa t’a montrée s’réalise. »
Alvin lui serra les deux mains, très longtemps. Puis Mesure se pencha et l’embrassa, en frère, en ami. Le mouvement réveilla Delphi. Elle n’avait pas tout entendu, loin de là, mais elle savait qu’il se passait quelque chose d’important et elle sourit, l’air endormi, avant de se lever et de laisser Mesure l’emmener au lit pour le peu d’heures qui restaient avant l’aube.
Ce fut le début du vrai travail d’Alvin. Tout le reste de l’été, Mesure fut son élève et son professeur. Alvin montrait à Mesure comment devenir Faiseur, et Mesure montrait à Alvin comment être un père, un mari, un homme. La différence, c’était qu’Alvin ne se rendait pas vraiment compte de ce qu’il apprenait, tandis que Mesure assimilait chaque nouvelle explication, chaque infime parcelle du pouvoir du Faiseur, mais au prix d’une lutte acharnée. Pourtant il finissait par assimiler, petit à petit, et il retint un certain nombre de choses ; Alvin en vint à comprendre, après tant d’efforts infructueux, comment enseigner aux autres à « voir » sans les yeux, à « toucher » sans les mains.
À présent, quand il restait éveillé la nuit, allongé sur son lit, il songeait moins souvent au passé mais essayait plutôt d’imaginer l’avenir. Quelque part, là-bas, se trouvait l’emplacement où il devrait bâtir la Cité de Cristal ; là-bas se trouvaient aussi les gens qu’il devrait rencontrer et auxquels il apprendrait à aimer son rêve puis à le réaliser. Quelque part se trouvait le sol idéal que son soc vivant était destiné à creuser. Quelque part se trouvait la femme qu’il aimerait et auprès de laquelle il vivrait jusqu’à la mort.
À Hatrack River, cet automne-là, il y eut une élection, et par suite de certaines rumeurs qui circulaient et suggéraient qui était un héros et qui un traître, Pauley Wiseman perdit son poste et Po Doggly en obtint un nouveau. Ce fut aussi vers cette époque que Conciliant Smith vint déposer une plainte comme quoi son apprenti s’était enfui au printemps avec un objet propriété de son patron.
« T’as attendu joliment longtemps avant d’porter plainte, dit le shérif Doggly.
— Il m’a menacé, fit Conciliant Smith. J’ai eu peur pour ma famille.
— Bon, eh ben, dis-moi donc c’que c’était, ce qu’y t’a volé.
— C’était un soc de charrue.
— Un soc ordinaire ? Tu t’attends à c’que j’retrouve un soc ordinaire ? Et pourquoi djab il aurait donc volé une affaire pareille ? »
Conciliant baissa la voix et parla sur le ton du secret. « L’soc était en or. »
Oh, Po Doggly fut pris de fou rire en entendant ça.
« Ben quoi, c’est vrai, comme j’te dis, fit Conciliant.
— Ah oui, vraiment ? Eh ben, tu vois, j’te crois, mon ami. Mais si y avait un soc en or dans ta forge, j’gage à dix contre un qu’il était à Al, pas à toi.
— C’que fait un apprenti, ça appartient au patron ! »
Ma foi, à ce moment-là, Po se mit à durcir le ton. « Essaye d’raconter des histoires pareilles autour d’Hatrack River, Conciliant Smith, et m’est avis qu’y en aura qui raconteront comment t’as gardé l’gamin alors qu’il était depuis longtemps meilleur forgeron qu’toi. M’est avis que l’bruit s’répandra que t’étais pas un patron honnête, et s’il te prend d’accuser Alvin Smith d’avoir volé c’que lui seul au monde était capable de fabriquer, alors j’crois qu’on a pas fini de s’moquer de toi et de t’mépriser. »
Peut-être comprit-il, et peut-être que non. Une chose est sûre : Conciliant ne chercha pas, par quelque artifice juridique, à récupérer le soc, où que se trouve Alvin. Mais il raconta son histoire et l’amplifia de jour en jour : Alvin n’arrêtait pas de le voler, le soc était son héritage à lui, Conciliant Smith, sous forme de soc et peint en noir, mais Alvin l’avait remis à nu par des procédés diaboliques avant de l’emporter. Du temps où Gertie Smith vivait encore, elle se moquait de pareils racontars, mais elle était morte peu après le départ d’Alvin d’une veine qui avait éclaté alors qu’elle hurlait à son mari qu’il se conduisait en parfait imbécile. Dès lors, Conciliant remania l’histoire à sa convenance et prétendit même qu’Alvin avait tué Gertie au moyen d’un sort qui lui avait fait éclater les veines et noyer son cerveau dans le sang. C’était un affreux mensonge, mais il se trouve toujours des gens pour apprécier ce genre de ragots, et l’histoire se répandit d’un bout à l’autre de l’État de l’Hio, puis au-delà. Pauley Wiseman l’entendit. Le révérend Thrower l’entendit. Chicaneau Planteur l’entendit. Et des tas d’autres gens.
Voilà pourquoi, lorsque Alvin se risqua enfin à sortir de Vigor Church, des tas de gens suivaient de l’œil les étrangers porteurs de paquets de la taille d’un soc de charrue, cherchaient à saisir un éclat d’or par-dessous la toile à sac, jaugeaient les individus au cas où ils correspondraient à certain apprenti forgeron en fuite qui avait volé l’héritage de son patron. Certains d’entre eux avaient même l’intention de le rapporter à Conciliant Smith, à Hatrack River, si jamais ils mettaient la main sur le soc d’or. En revanche, chez certains autres, pareille idée ne leur effleurait jamais l’esprit.