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Maman referma la porte sans sortir et s’y adossa. « On les traite comment, leurs enfants ? »

La question était pertinente, Peggy le reconnut, et maman y avait pensé juste à temps. C’était bien joli, en voyant gigoter ce petit bébé noir décharné, de déclarer : « Je vais m’occuper de cet enfant et lui sauver la vie. » Encore fallait-il réfléchir à ce qu’il deviendrait lorsqu’il aurait cinq, sept, dix et dix-sept ans, qu’il serait un jeune mâle vivant dans la maison.

« J’crois pas qu’tu doives te faire du tracas pour ça, dit ’tite Peggy, beaucoup moins qu’pour la façon dont toi, tu comptes traiter ce drôle. Est-ce que tu comptes l’élever pour en faire ton domestique, un enfant de basse naissance dans ta grande et belle maison ? Si c’est ça, alors cette fille est morte pour rien, elle aurait aussi bien pu le laisser vendre dans l’Sud.

— J’ai jamais eu envie d’esclaves, fit maman. Va pas dire le contraire.

— Bon, et alors ? Est-ce que tu vas l’traiter comme ton propre fils, le défendre contre tout l’monde, comme tu l’ferais si t’avais porté un fils à toi ? »

Peggy observait maman qui réfléchissait ; elle vit soudain toutes sortes de nouvelles routes s’ouvrir dans sa flamme de vie. Un fils… voilà ce que serait ce gamin à moitié blanc. Et si les gens du pays le regardaient d’un mauvais œil parce qu’il n’était pas tout à fait de la bonne couleur, ils auraient affaire à Margaret Guester, oh oui, ils passeraient un sale quart d’heure, l’enfer cesserait de les épouvanter après ce qu’elle leur ferait subir.

Jamais maman n’avait montré pareille détermination, aussi forte et inébranlable, depuis toutes ces années où Peggy regardait dans son cœur. Il arrivait parfois que l’avenir entier d’une personne change sous ses yeux, et c’était le cas aujourd’hui. Tous ses chemins d’avenir s’étaient jusqu’ici plus ou moins ressemblés ; maman n’avait pas eu de choix à faire susceptibles de modifier sa vie.

Mais voilà que cette jeune mourante opérait chez elle une transformation. Des centaines de nouveaux chemins s’ouvraient désormais et sur chacun d’eux se tenait un petit garçon qui avait besoin d’elle, ce que n’avait jamais éprouvé sa fille. Agressé par les étrangers, cruellement malmené par les garçons du village, il viendrait sans cesse vers elle pour qu’elle le protège, l’éduque, l’endurcisse ; Peggy n’avait jamais agi ainsi.

C’est pour ça que je t’ai déçue, hein, maman ? Parce que j’en savais trop, trop jeune. Tu voulais que je vienne te trouver, confuse, des questions plein la bouche. Mais je n’avais jamais de questions à te poser, maman, parce que je savais déjà depuis l’enfance. Je savais ce qu’il en était d’être une femme par les souvenirs que tu conservais dans ta mémoire. Je connaissais l’amour dans le mariage sans que tu m’en parles. Je n’ai jamais passé de nuit à pleurer, pressée sur ton épaule, parce qu’un garçon qui me plaisait refusait de me regarder ; aucun garçon du pays ne m’a jamais plu. Je n’ai jamais fait ce que tu aurais aimé voir faire ta petite fille, parce que j’avais un talent de torche, que je savais tout et n’avais pas besoin de ce que tu voulais me donner.

Mais ce gamin à demi noir, il aura besoin de toi quel que soit son talent. Je vois sur tous ces chemins que si tu le gardes, si tu l’élèves, il sera davantage ton fils que je n’aurai été ta fille, bien que ton sang entre pour moitié dans le mien.

« Ma fille, dit maman, si j’passe c’te porte, ce sera-t-y bon pour le p’tit ? Et pis pour nous autres, de même ?

— Tu m’demandes de Voir pour toi, maman ?

— Oui, ’tite Peggy, et j’te l’avais encore jamais demandé, jamais pour moi-même.

— Alors je m’en vais te l’dire. » Peggy n’avait guère besoin de regarder loin sur les chemins de la vie de maman pour voir toute la joie que lui apporterait le gamin. « Si tu l’gardes et si tu l’traites comme ton propre fils, tu l’regretteras jamais.

— Et papa ? Il le traitera bien ?

— Tu connais donc pas ton mari ? » demanda Peggy.

Maman fit un pas vers elle, la main crispée ; elle ne l’avait pourtant encore jamais levée sur sa fille. « Pas d’insolences avec moi, dit-elle.

— Je parle comme lorsque je Vois, dit Peggy. C’est à la torche que tu t’adresses, c’est la torche qui t’répond.

— Alors dis c’que t’as à dire.

— Facile. Si tu connais pas comment ton mari traitera le gamin, c’est que tu l’connais pas du tout.

— Alors p’t-être que je l’connais pas, fit maman. P’t-être que je l’connais pas du tout. Ou p’t-être que si, et je veux que tu m’dises si j’ai raison.

— T’as raison, dit Peggy. Il le traitera bien, l’drôle se sentira aimé tous les jours de sa vie.

— Mais il l’aimera vraiment ? »

Peggy n’allait sûrement pas répondre à cette question. L’amour n’entrait même pas en ligne de compte pour papa. Il s’occuperait du gamin parce qu’il le fallait, qu’il s’en sentait le devoir ; le gamin n’y verrait pas de différence, à ses yeux ça passerait pour de l’amour, et ce serait bien plus sûr que l’amour. Mais l’expliquer à maman imposait de lui dire que papa accomplissait tant de choses parce que ses anciens péchés le travaillaient ; cette histoire-là, maman ne serait jamais prête à l’entendre.

Aussi Peggy se contenta-t-elle de la regarder et de lui répondre comme aux autres gens qui fourraient trop leur nez dans des affaires qu’ils ne souhaitaient pas véritablement connaître. « C’est à lui d’le dire, fit-elle. Tout ce que t’as besoin de savoir, c’est que l’choix que tu as déjà fait dans ton cœur est bon. D’avoir seulement pris cette décision, ç’a déjà changé ta vie.

— Mais je n’ai même pas encore décidé », dit maman.

Dans le cœur de maman il ne restait pas de chemin, pas un seul, où les Berry refusaient de reconnaître l’enfant comme le leur et de le lui confier pour l’élever.

« Si, t’as décidé, dit Peggy. Et t’es contente de l’avoir fait. »

Maman fit demi-tour et sortit en fermant la porte doucement derrière elle afin de ne pas réveiller le pasteur itinérant qui dormait dans la chambre juste au-dessus.

Peggy ressentit un malaise passager qu’elle s’expliquait mal. Si elle avait réfléchi une seconde, elle aurait compris : elle avait trompé sa maman sans même s’en apercevoir. Quand Peggy se chargeait d’une vision pour les autres, elle prenait toujours grand soin de regarder loin sur les chemins de leur vie, de rechercher les zones d’ombre aux causes imprévues. Mais Peggy était si sûre de connaître son père et sa mère qu’elle ne se donnait même pas la peine de regarder plus loin que ce qui était sur le point de se produire. C’est comme ça dans une famille. On s’imagine tous si bien se connaître qu’on ne cherche pas à savoir qui on est vraiment les uns et les autres. Avant longtemps, Peggy repenserait à cette journée et elle essayerait de comprendre pourquoi elle n’avait pas vu ce qui se préparait. Elle irait jusqu’à se dire que son talent lui avait fait défaut. Mais non. C’était elle qui avait fait défaut à son talent. Elle n’était pas la première à qui ça arrivait, ni la dernière, ni même la pire, mais peu de gens le déploreraient autant.

Le moment de malaise passa, et Peggy l’oublia lorsqu’elle tourna ses pensées vers la jeune Noire allongée sur le sol de la salle commune. Elle était réveillée, les yeux ouverts. Le bébé vagissait toujours. Sans que la fille dise un mot, Peggy sut qu’elle souhaitait donner le sein au bébé, un sein dans lequel il n’y avait peut-être rien à téter. La fugitive n’avait même pas la force d’ouvrir sa chemise de coton décolorée. Peggy dut s’asseoir près d’elle et maintenir l’enfant contre ses cuisses pendant que de sa main libre elle défaisait les boutons à tâtons. La poitrine de la fille était si maigre, ses côtes si saillantes que les seins avaient l’air de sacoches de selle ballottant sur une barrière. Mais les mamelons s’érigeaient pour la tétée, et une mousse blanche apparut bientôt autour des lèvres du bébé ; il lui restait donc quelque chose à boire, même maintenant, aux derniers instants de sa mère.