La jeune Noire était bien trop faible pour parler, mais elle n’en eut pas besoin ; Peggy sut ce qu’elle voulait dire et lui répondit : « Ma maman va garder ton p’tit. Et elle laissera jamais personne en faire un esclave. »
C’était là ce qu’elle désirait le plus entendre, ça et les gargouillis, gazouillis et piailleries du bébé affamé pendu à son sein.
Mais Peggy tenait à ce qu’elle en sache plus avant de mourir. « Ton bébé apprendra qui t’es, lui dit-elle. On lui racontera comment t’as donné ta vie pour pouvoir t’envoler et l’amener chez nous autres, en pays libre. Il t’oubliera jamais, tu peux m’croire. »
Puis Peggy regarda dans la flamme de vie de l’enfant, chercha ce qu’il adviendrait de lui. Oh, ça ne serait pas de tout repos car l’existence d’un jeune garçon à moitié noir dans une ville de Blancs était dure, quel que soit le chemin qu’il choisirait de suivre. Elle en vit cependant assez pour connaître le caractère du bébé dont les doigts agrippaient et griffaient la poitrine dénudée de sa maman. « Et il sera aussi un homme qui méritera que tu soyes morte pour lui, j’te l’promets. »
Ces paroles mirent du baume au cœur de la marronneuse. Elles lui apportèrent suffisamment de paix pour qu’elle se rendorme. Au bout d’un moment, le bébé, satisfait, s’endormit à son tour. Peggy le prit, l’enveloppa dans une couverture et le déposa dans le creux du bras de sa maman. Tu resteras près d’elle jusqu’aux derniers instants de sa vie, dit-elle silencieusement à l’enfançon. Ça aussi, nous te le dirons, qu’elle te tenait dans ses bras quand elle est morte.
Quand elle est morte… Papa était dehors avec Po Doggly, à lui creuser une tombe ; maman s’en était allée chez les Berry pour les persuader de l’aider à sauver la liberté et la vie du bébé ; et Peggy qui raisonnait comme si la fille était déjà morte.
Mais elle ne l’était pas encore, morte. Dans une bouffée de colère, parce que, trop bête, elle n’y avait pas songé plus tôt, elle se rappela soudain quelqu’un de sa connaissance qui possédait le talent de guérir les malades. À la bataille de Détroit, ne s’était-il pas agenouillé auprès du corps criblé de balles du grand homme rouge Ta-Kumsaw ? Ne s’était-il pas agenouillé, lui, Alvin, et ne l’avait-il pas guéri ? Alvin sauverait cette fille s’il était ici.
Elle se projeta dans la nuit, à la recherche de la flamme de vie si lumineuse, la flamme de vie qu’elle connaissait le mieux au monde, mieux encore que la sienne. Et elle le trouva, Alvin, il courait dans la nuit, il se déplaçait à la façon des hommes rouges, comme s’il dormait, il ne faisait qu’un avec la nature qui l’entourait. Il approchait plus vite qu’aucun autre Blanc n’aurait pu le faire, même monté sur le cheval le plus rapide et en empruntant la meilleure route entre la Wobbish et la Hatrack, mais il n’arriverait pas avant demain midi, et l’esclave marronne serait déjà morte et enterrée dans le cimetière familial. À douze heures près, tout au plus, elle manquerait le seul homme du pays capable de lui sauver la vie.
Un comble, non ? Alvin pouvait la sauver, mais il ne saurait jamais qu’elle avait besoin de lui. Tandis que Peggy, qui ne pouvait rien y faire, elle savait tout ce qui arrivait, tout ce qui allait arriver, ce qui devrait arriver si le monde était bon. Il n’était pas bon. Ça n’arriverait pas.
Quel don terrible que celui d’une torche, que de connaître tous les événements à venir et d’avoir si peu de pouvoir pour les modifier ! Le seul pouvoir à sa disposition, c’était celui des mots, celui de prévenir les gens, et même alors elle n’était pas sûre de ce qu’ils allaient décider. Ils avaient toujours la possibilité de faire un choix qui les entraînait sur un chemin pire encore que celui auquel elle voulait les soustraire… Très souvent, par méchanceté, sous le coup de la mauvaise humeur ou simplement par manque de chance, ils faisaient ce mauvais choix, et les choses devenaient alors pires pour eux que si Peggy s’était contentée de se tenir tranquille et de se taire. J’aimerais ne pas savoir. J’aimerais avoir l’espoir qu’Alvin va arriver à temps. J’aimerais avoir l’espoir que cette fille va vivre. J’aimerais pouvoir lui sauver la vie moi-même.
Elle se rappela alors les nombreuses occasions où elle avait sauvé une vie. La vie d’Alvin, grâce à la coiffe de naissance. À cet instant l’espoir jaillit dans son cœur, car sûrement, rien que pour cette fois, elle pourrait utiliser un bout du dernier morceau de la coiffe pour sauver la fille, la remettre sur pied.
Peggy se leva d’un bond et courut maladroitement vers l’escalier, les jambes si engourdies d’être restée assise par terre qu’elle se sentait à peine marcher sur le bois nu. Elle trébucha sur les marches et fit un peu de bruit, mais aucun des clients ne se réveilla, autant qu’elle put en juger. Parvenue à l’étage, elle monta au grenier par le trou d’échelle que grandpapa avait transformé en vraie cage d’escalier moins de trois mois avant sa mort. Elle se faufila entre les malles et les vieux meubles pour gagner sa chambre à l’extrémité ouest de la maison. Le clair de lune entrait par la fenêtre exposée au sud, dessinant un motif quadrillé sur le sol. Elle fureta sur le plancher et retira la boîte de la cachette où elle la remisait à chaque fois qu’elle sortait.
Elle avait le pas trop lourd ou bien ce client particulier le sommeil trop léger, en tout cas lorsqu’elle redescendit par le trou d’échelle, il était là, debout, ses jambes blanches et maigrelettes dépassant de sous sa chemise de nuit ; il scrutait le bas de l’escalier, puis il reprit la direction de sa chambre, comme s’il n’arrivait pas à se décider : j’entre ou je sors ? je monte ou je descends ? Peggy regarda dans sa flamme de vie, rien que pour s’assurer qu’il n’était pas descendu et n’avait pas vu la fugitive et son bébé… S’il l’avait fait, leur projet et leur prudence, à sa mère et à elle, n’auraient servi à rien.
Mais il n’était pas descendu… Tout n’était pas perdu.
« Pourquoi es-tu encore habillée pour sortir ? demanda-t-il. Et à cette heure de la nuit, en plus ? »
Elle lui posa doucement un doigt sur les lèvres. Pour le faire taire, du moins c’était l’intention qu’elle mettait dans son geste. Mais elle sut tout de suite que depuis la mère de cet homme, il y avait bien des années, elle était la première femme à lui toucher le visage. Elle vit dans cet instant son cœur rempli, non pas de concupiscence, mais des vagues regrets d’un homme seul. C’était le pasteur arrivé avant-hier matin, un prêcheur itinérant… d’Écosse, avait-il dit. Elle ne lui avait guère prêté attention, toutes ses pensées tournées vers Alvin qu’elle savait sur le chemin du retour. Mais pour l’heure, ce qui importait, c’était de renvoyer le client dans sa chambre au plus vite, et elle connaissait un bon moyen. Elle lui mit les mains sur les épaules, l’agrippa fermement derrière le cou et l’attira vers elle pour l’embrasser en plein sur les lèvres. Un bon gros bécot, comme il n’en avait jamais reçu d’aucune femme dans toute son existence.
Comme elle s’y attendait, il était rentré dans sa chambre presque avant qu’elle ne le libère. Elle aurait pu en rire, sauf que la flamme de vie du pasteur lui apprit que ce n’était pas son baiser qui l’avait fait fuir, comme elle l’avait prévu. C’était la boîte qu’elle tenait toujours à la main et qu’elle lui avait appuyée derrière le cou pendant qu’elle l’étreignait. La boîte qui contenait la coiffe d’Alvin.