Dès qu’elle le toucha, il sentit ce qu’il y avait à l’intérieur. Ce n’était pas un talent qu’il possédait, c’était autre chose… le fait de se trouver tout près d’une partie d’Alvin. Elle eut la vision du visage du jeune garçon qui se formait dans l’esprit de l’homme, dans une bouffée de peur et de haine inimaginables. Alors seulement, elle se rendit compte qu’il ne s’agissait pas de n’importe quel prêcheur. C’était le révérend Philadelphia Thrower, qui avait été pasteur à Vigor Church. Le révérend Thrower, qui avait tenté de tuer le gamin mais dont le papa d’Alvin avait déjoué le projet.
La crainte d’un baiser de femme n’était rien auprès de celle que lui inspirait Alvin junior. L’ennui, c’était qu’il avait maintenant si peur qu’il songeait à partir sur-le-champ, à fuir cette auberge. S’il se décidait, il allait descendre au rez-de-chaussée et tout découvrir, exactement ce qu’elle voulait éviter. C’était souvent comme ça : elle essayait d’écarter un mal et elle en créait un pire, tellement improbable qu’elle n’avait rien remarqué. Comment avait-elle pu ne pas reconnaître le pasteur ? Ne l’avait-elle pas vu par les yeux d’Alvin des tas de fois au cours des années passées ? Mais il avait changé en l’espace d’un an, il avait l’air amaigri, hagard, plus vieux. Et puis elle ne s’attendait pas à le trouver ici, et de toute manière il était trop tard pour revenir en arrière. Tout ce qui comptait à présent, c’était de le retenir dans sa chambre.
Elle ouvrit donc sa porte pour entrer à son tour, elle le regarda bien en face et lança : « Il est né icitte.
— Qui ça ? » fit-il. Il avait la figure blanche comme s’il venait de voir le diable en personne. Il savait de qui elle parlait.
« Et il revient. En ce moment, il est en route. Vous n’serez à l’abri que si vous restez dans vot’ chambre c’te nuit et partez demain matin à l’aube.
— Je ne comprends pas… comprends rien à ce que tu me racontes. »
S’imaginait-il vraiment pouvoir tromper une torche ? Peut-être ignorait-il qu’elle en était une. Non, il le savait, il le savait, seulement il ne croyait pas aux torches, sortilèges, talents et autres balivernes. Il était homme de science et de grande piété. Un maudit couillon. Il faudrait donc lui prouver qu’il avait raison d’avoir peur. Elle le connaissait et elle connaissait ses secrets. « Vous avez essayé de tuer Alvin junior avec un couteau d’boucherie », dit-elle.
L’effet fut immédiat. Il tomba à genoux. « Je ne crains pas de mourir », dit-il. Puis il se mit à murmurer la prière du Seigneur.
« Priez donc toute la nuit si ça vous chante, reprit-elle, mais à condition d’rester dans vot’ chambre. »
Elle passa ensuite la porte et la referma. Elle était à mi-escalier quand elle entendit la barre tomber en place en travers du battant. Peggy n’avait pas le loisir de se soucier du tourment peut-être injuste qu’elle lui infligeait – au fond de lui, le révérend n’était pas véritablement un meurtrier. Sa seule préoccupation présente, c’était de descendre la coiffe et de s’en servir pour aider la fugitive, si par chance il lui appartenait de recourir au pouvoir d’Alvin. Ce pasteur lui avait fait perdre beaucoup de temps. Beaucoup de précieuses respirations à la jeune esclave.
Elle respirait toujours, hein ? Oui. Non. Le bébé dormait à côté d’elle, mais la poitrine de la mère ne se soulevait pas autant que celle de l’enfant, ses lèvres ne laissaient guère passer davantage qu’un souffle de nourrisson sur la main de Peggy. Mais sa flamme de vie brillait toujours ! Peggy la distinguait nettement, elle continuait de luire avec éclat parce que cette esclave, elle avait la vie chevillée au corps. Peggy ouvrit donc la boîte et sortit le morceau de coiffe dont elle réduisit en poudre un coin desséché entre ses doigts, tout en murmurant à la mourante : « Vis, sois forte. » Elle essaya d’imiter Alvin quand il guérissait, de sentir comme lui les petites cassures dans un corps et de les réparer. Ne l’avait-elle pas déjà tant de fois regardé opérer ? Mais c’était différent de le faire soi-même. Ça lui semblait étrange, elle n’avait pas la même vision que le jeune garçon, et elle sentit la vie refluer du corps de la marronneuse, prit conscience du cœur silencieux, des poumons flasques, des yeux ouverts mais éteints ; enfin la flamme de vie fulgura comme une étoile filante, étincelante et subite, avant de disparaître.
Trop tard. Si je ne m’étais pas arrêtée dans le couloir du premier, si je n’avais pas eu affaire au pasteur…
Mais non, non, elle n’avait pas de reproches à s’adresser, elle n’avait pas le pouvoir de guérir, de toute façon, c’était perdu d’avance. La fille mourait dans toutes les parties de son corps. Même Alvin, s’il avait été là, même lui n’y serait pas parvenu. Il n’y avait jamais eu beaucoup d’espoir. Si peu d’espoir qu’elle n’avait pas vu un seul chemin où sa tentative était couronnée de succès. Elle ne ferait donc pas comme tant d’autres, elle ne s’accuserait pas indéfiniment puisque, après tout, elle s’était attelée de son mieux à une tâche qui avait peu de chances d’aboutir dès le départ.
Maintenant que la fille était morte, elle ne pouvait pas laisser le bébé au creux d’un bras qui allait peu à peu se refroidir. Elle le prit. Il bougea mais continua de dormir comme tous les bébés. Ta maman est morte, mon petit bonhomme à moitié blanc, mais tu vas avoir ma maman à moi, et aussi mon papa. Ils ont assez d’amour pour un bout de chou ; tu n’en manqueras pas comme certains enfants que j’ai vus. Alors profites-en, mon garçon. Ta maman est morte pour t’amener chez nous autres… profites-en et on fera quelque chose de toi, moi je te le dis.
Quelque chose de toi, s’entendit-elle murmurer. Quelque chose de toi, et de moi aussi.
Elle prit sa décision avant même de s’apercevoir qu’il y en avait une à prendre. Elle sentait son avenir se modifier sans pourtant distinguer clairement en quoi il consistait.
La fugitive avait deviné ce que lui réservait probablement l’avenir – pas besoin d’être une torche pour voir nettement certaines choses. Une vie affreuse l’attendait, elle perdait son bébé, elle restait esclave jusqu’à son dernier souffle. Pourtant elle avait distingué une faible, très faible lueur d’espoir pour son enfant, et dès cet instant elle n’avait pas hésité, dame non, cette lueur valait la peine de mourir pour elle.
Et maintenant prenons mon cas, songea Peggy. Je suis là, à regarder les chemins de la vie d’Alvin, et j’y vois des misères pour moi – nulle part aussi terribles que celles de cette esclave, mais quand même. Par moments j’aperçois l’éclat d’une bonne chance de bonheur, un moyen bizarre et détourné pour qu’Alvin vienne à moi, et aussi pour qu’il m’aime. Quand je vois ça, est-ce que je vais me croiser les bras et regarder mourir ce bel espoir uniquement parce que j’hésite sur la marche à suivre ?
Si cette fillette maltraitée a pu se créer un espoir à partir de cire, de cendres, de plumes et d’un peu d’elle-même, alors moi aussi je peux me créer ma propre existence. Quelque part il existe un fil qui, si je mets la main dessus, me conduira au bonheur. En admettant que je ne le trouve jamais, ce fil-là, ce sera mieux que le désespoir qui m’attend si je reste ici sans rien tenter. Même si je ne fais jamais partie de la vie d’Alvin lorsqu’il atteindra l’âge adulte, eh bien, ça ne m’aura malgré tout pas coûté un prix aussi exorbitant que celui payé par cette esclave pour acheter sa liberté.
Demain, quand Alvin arrivera, je ne serai plus là.
Sa décision était faite, voilà. Ça, elle comprenait mal pourquoi elle n’y avait jamais songé avant. S’il y avait quelqu’un, dans tout Hatrack River, pour savoir qu’il existe toujours une autre option, c’était bien elle. Les gens racontaient comment ils avaient été poussés à la misère et au malheur, qu’ils n’avaient pas eu le moindre choix… mais cette esclave marronne avait montré qu’il reste toujours une issue, tant qu’on garde en tête que même la mort peut proposer parfois une belle route toute droite.