Выбрать главу

Et je n’ai pas besoin de trouver des plumes de merle pour voler, moi.

Assise, le bébé dans les bras, Peggy échafaudait des plans aussi hardis qu’effrayants pour s’en aller le lendemain avant l’arrivée d’Alvin. À chaque fois que la peur la prenait à l’idée de ce qu’elle comptait faire, elle baissait les yeux sur la jeune Noire et sa vue lui redonnait courage, vraiment. Je finirai peut-être un jour comme toi, petite évadée, morte dans une maison étrangère. Mais mieux vaut cet avenir inconnu qu’un autre auquel je n’aurais pas cherché à échapper tout en sachant d’avance que je l’aurais détesté.

Vais-je partir, vais-je vraiment partir demain matin, quand l’heure sera venue et qu’il n’y aura plus moyen de faire demi-tour ? Elle toucha la coiffe d’Alvin de sa main libre en glissant les doigts dans la boîte, et ce qu’elle vit de l’avenir du jeune garçon lui donna envie de chanter. Avant, la plupart des chemins les montraient qui se rencontraient, et alors commençait pour elle une existence misérable. De ces chemins, il n’en restait plus désormais que quelques-uns ; dans presque tous les futurs d’Alvin, Peggy le voyait venir à Hatrack, chercher la torche et découvrir qu’elle était partie. Le seul fait d’avoir pris une nouvelle décision ce soir avait condamné un grand nombre de routes du malheur.

Maman revint avec les Berry avant que papa ait terminé de creuser la tombe. Anga Berry était une femme fortement charpentée ; les rires lui avaient laissé davantage de rides que les soucis, mais toutes marquaient profondément son visage. Peggy la connaissait bien et l’appréciait mieux que la plupart des gens de Hatrack River. Elle avait du caractère mais aussi du cœur, et Peggy ne s’étonna pas de la voir se précipiter vers le corps de la jeune esclave pour lui soulever une main flasque et froide et la presser contre sa poitrine. Elle chuchota des mots ; on aurait dit une berceuse, tant sa voix était basse, douce et tendre.

« L’est morte, dit Mock Berry. Mais le p’tit est fort, j’vois ça. »

Peggy se mit debout et laissa Mock regarder le bébé dans ses bras. Elle l’aimait beaucoup moins que sa femme. Il était du genre à gifler un enfant si brutalement que le sang coulait, tout ça pour une parole ou un geste qui lui avait déplu. Le pire, c’était qu’il ne mettait aucune colère dans sa gifle. Comme s’il n’éprouvait rien ; faire mal ou pas, c’était pour lui du pareil au même. Mais il travaillait dur et, quoique pauvre, la famille s’en sortait ; et personne, parmi ceux qui connaissaient Mock, ne prêtait l’oreille à ces grossiers personnages qui racontaient qu’il n’existait pas de bélier qui ne chaparde ni de brebis qu’on ne puisse flécher.

« En bonne santé », dit Mock. Puis il se tourna vers maman. « Quand il sera un grand et solide gaillard, m’dame, vous aurez-t-y toujours envie de l’traiter comme vot’ gars ? Ou esse que vous le f’rez dormir par en arrière, dans la r’mise avec les bêtes ? »

Pour ça, il n’y allait pas par quatre chemins, Peggy s’en rendait compte.

« Ferme-la, Mock, lui ordonna sa femme. Et vous, donnez-moi ce bébé, mam’zelle. J’aurais seulement connu qu’il arrivait, j’aurais gardé mon plus jeune au téton pour avoir ’core du lait. Je l’ai sevré deux mois passés, çui-là, et depuis il m’a donné qu’du tracas, mais pas toi, mon p’tit, tu seras pas un tracas pour moi. » Elle roucoula des mots au bébé comme elle l’avait fait à sa mère défunte, et il ne se réveilla pas davantage.

« J’vous l’ai dit. Je l’élèverai comme mon fils, dit maman.

— Faites excuse, m’dame, mais j’ai jamais entendu causer d’femme blanche qu’aurait fait une chose de même, dit Mock.

— Ce que j’dis, répliqua maman, je l’fais. »

Mock rumina la réponse un instant. Puis il hocha la tête. « M’est avis qu’oui, dit-il. J’ai jamais entendu dire qu’vous teniez pas vot’ parole, ça je r’connais, même à des Noirs. » Il sourit. « La plupart des Blancs, ils prétendent que mentir à un moricaud, c’est pas mentir.

— On f’ra comme vous avez d’mandé, intervint Anga Berry. J’dirai à tout l’monde qui m’posera des questions que c’est mon p’tit gars mais qu’on vous l’a confié par rapport qu’on est trop pauvres.

— Mais allez surtout pas oublier que c’est une menterie, dit Mock. Allez surtout pas croire que si c’était vraiment not’ bébé à nous autres, on l’aurait donné d’même. Et allez pas vous figurer qu’ma femme, là, elle laisserait un homme blanc lui mettre un enfant dans l’ventre alors qu’elle est mariée avec moi. »

Maman étudia Mock un instant, prenant sa mesure comme elle savait le faire. « Mock Berry, j’compte bien qu’vous viendrez voir ce garçon dans ma maison autant de fois qu’il vous plaira, et j’vous montrerai, moi, comment une femme blanche, elle tient parole. »

Mock se mit à rire. « M’est avis qu’vous en êtes une vraie, ’bolitionniste. »

Papa rentra à ce moment, en sueur et tout crotté. Il serra la main aux Berry, et en une minute ils le mirent au courant de l’histoire qu’ils allaient tous raconter. Il promit à son tour d’élever l’enfant comme son propre fils. Il pensa même à une chose qui n’était pas venue à l’esprit de maman : il adressa quelques mots à Peggy pour lui promettre qu’ils n’auraient pas non plus de préférence pour le petit. Peggy hocha la tête. Elle ne voulait pas trop en dire, car du coup elle mentirait ou dévoilerait ses projets ; elle savait qu’elle n’avait aucune intention de rester, ne serait-ce qu’un seul jour, sous ce toit où allait vivre le bébé.

« On va s’en r’tourner, asteure, madame Guester », dit Anga. Elle tendit le bébé à maman. « Au cas où un d’mes drôles s’réveillerait d’un mauvais rêve, vaut mieux que j’soye là-bas si vous voulez pas entendre leurs braillements monter jusqu’icitte, sus la grandroute.

— Vous allez pas faire v’nir un pasteur pour dire quèques mots sus sa tombe ? » demanda Mock.

Papa n’y avait pas pensé. « On a justement un révérend là-haut », dit-il.

Mais Peggy lui ôta aussitôt cette idée de la tête. « Non », lança-t-elle aussi sèchement qu’elle le put.

Papa la regarda et comprit que c’était la torche qui parlait. Il n’y avait pas à discuter. Il se contenta d’opiner. « Pas c’te fois-ci, Mock, dit-il. Ça s’rait pas prudent. »

Maman tarabusta Anga Berry jusqu’à la porte. « Esse qu’y a quèque chose que j’dois connaître ? demanda-t-elle. C’est pareil, pour les bébés noirs ?

— Ah, dame non, pas du tout pareil, fit Anga. Mais c’bébé, l’est à moitié blanc, y m’semble, alors occupez-vous de c’te moitié-là, et m’est avis que l’autre, la noire, elle s’dépatouillera ben toute seule.

— Du lait d’vache dans une vessie d’cochon ? insista maman.

— Vous connaissez tout ça, fit Anga. Tout c’que moi, j’connais, c’est d’vous que j’le tiens, madame Guester. Comme toutes les femmes du pays. Pourquoi qu’vous m’demandez ça, asteure ? Vous comprenez donc pas que j’ai b’soin de dormir ? »

Une fois les Berry partis, papa saisit le corps de la jeune fille pour l’emporter dehors. Même pas de cercueil, mais ils recouvriraient le cadavre de pierres pour éloigner les chiens. « Légère comme une plume, dit-il en la soulevant. Pareil qu’une carcasse de bûche calcinée. »