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La voiture franchit avec fracas le pont couvert que le père et les grands frères d’Alvin avaient construit onze ans plus tôt, après que la rivière eut noyé l’aîné. Des oiseaux nichaient dans les chevrons. S’en donnant à cœur joie, ils chantaient une musique joyeuse, du moins aux oreilles de Peggy ; ils pépiaient si fort à l’intérieur du pont, se disait-elle, que le grand opéra devait ressembler à ça. On donnait des opéras à Camelot, dans le Sud. Peut-être qu’un jour elle irait en écouter et qu’elle verrait le roi en personne dans sa loge.

Ou peut-être pas. Parce qu’un jour elle pourrait bien trouver le chemin conduisant au rêve fugitif mais doux qu’elle caressait, et alors elle aurait des choses plus importantes à faire que contempler des rois ou écouter la musique de la cour d’Autriche jouée dans la salle de concert somptueuse de Camelot par des musiciens en dentelles venus de Virginie. Alvin comptait davantage, si seulement il comprenait l’étendue de son pouvoir et l’usage qu’il devait en faire. Et elle, Peggy, elle était née pour jouer un rôle dans sa vie. Voilà qu’elle se laissait encore emporter dans ses rêves d’Alvin. Mais pourquoi pas ? Ces rêves-là, même éphémères et difficiles à saisir, étaient de véritables visions de l’avenir, et la plus grande joie comme le plus grand chagrin qu’elle s’y découvrait avaient l’un et l’autre un rapport avec ce garçon qui n’était pas encore un homme, qui ne l’avait jamais vue face à face.

Mais assise dans la voiture auprès du docteur Whitley Physicker, elle s’arracha ces idées, ces visions de la tête. Ce qui doit arriver arrivera, se dit-elle. Si je dois trouver ce chemin, je le trouverai, sinon, eh bien, je ne le trouverai pas. Pour l’instant, au moins, je suis libre. Libre de ne plus faire la vigie pour la ville de Hatrack, libre de ne plus bâtir mes projets autour de ce petit garçon. Et si je finis par me libérer une fois pour toutes de lui ? Et si je me découvre un nouvel avenir dont il ne fait pas partie ? Il y a de fortes chances que ça se termine ainsi. Qu’on me donne assez de temps, j’oublierai même ce morceau de rêve que j’ai fait et je trouverai ma propre route au tracé paisible, au lieu de forcer le pas pour suivre son chemin accidenté.

Le fringant attelage tirait la voiture avec un tel entrain que le vent s’engouffrait dans les cheveux de Peggy et les soulevait. Elle ferma les yeux et s’imagina voler, marronneuse s’initiant à la liberté.

Qu’il trouve désormais son chemin vers la grandeur sans moi. Qu’on me laisse vivre heureuse loin de lui. Qu’une autre femme l’assiste dans sa gloire. Qu’une autre femme s’agenouille en pleurs sur sa tombe.

III

Mensonges

À onze ans, Alvin perdit la moitié de son nom en arrivant à Hatrack River. Chez lui, dans le village de Vigor Church non loin de l’embouchure où la Tippy-Canoe déversait ses eaux dans la Wobbish, tout le monde savait que son père, c’était Alvin, meunier de la localité et de la région alentour. Alvin Miller. Ce qui faisait de son septième fils, qui portait le même nom, Alvin junior. Mais là où il allait vivre désormais, en dehors de cinq ou six personnes, on n’avait même jamais rencontré son papa. Plus besoin de Miller et de junior. Il n’était plus qu’Alvin, Alvin tout court, mais à l’énoncé de ce nom sans rien derrière il eut l’impression de n’être qu’une moitié de lui-même.

Il allait à Hatrack River à pied, des centaines de milles à travers les territoires de la Wobbish et de l’Hio. Il était parti de chez lui chaussé d’une solide paire de bottes déjà faites, son bagage sur le dos, dans un sac. Il parcourut cinq milles ainsi, avant de faire halte devant une cabane misérable et d’offrir ses vivres aux occupants. Peut-être un mille plus loin, il vint à croiser une pauvre famille en route vers l’ouest, vers les nouveaux terrains de la région de la rivière Noisy. Il leur abandonna la tente et la couverture contenues dans son sac et, comme ils avaient un garçon de treize ans à peu près de sa taille, il retira ses bottes nouvellement acquises pour carrément les leur donner, comme ça, avec les chaussettes. Il ne garda que ses vêtements et le sac vide sur son dos.

Ah ça, ils n’en revenaient pas, ces gens, ça se voyait à leur tête et à leurs yeux ! Ils craignaient pourtant que le papa d’Alvin n’apprécie guère pareilles largesses, mais il leur fit valoir que c’était son droit de donner ce qu’il lui plaisait.

« T’es sûr que j’vais pas tomber sus ton p’pa avec un mousquet et un comité qui nous demandera d’le suivre ? s’inquiéta le pauvre homme.

— J’suis sûr que non, m’sieur, dit le jeune Alvin, par rapport que j’viens de Vigor Church et qu’les gens d’là-bas éviteront d’vous voir, sauf si vous les forcez. »

Il leur fallut près de dix secondes pour comprendre où ils avaient déjà entendu le nom de Vigor Church. « C’est eux autres qu’étaient au massacre de la Tippy-Canoe, dirent-ils. C’est eux autres qu’ont du sang sus les mains. »

Alvin se contenta d’approuver de la tête. « Vous voyez, ils vous laisseront tranquilles.

— C’est-y vrai qu’ils forcent tous les voyageurs à les écouter raconter cette affreuse histoire, comment qu’ils ont tué des tas d’Rouges de sang-froid ?

— Leur sang était pas froid, dit Alvin, et ils racontent ça qu’aux voyageurs qui entrent dans l’village. Alors restez sus la route, faites pas attention à eux et passez vot’ chemin. Une fois qu’vous aurez traversé la Wobbish, vous r’trouverez la rase campagne et vous serez contents de faire connaissance avec des genses installés par là-bas. C’est pas à plus de dix milles. »

Du coup, ils ne discutèrent plus, ils ne lui demandèrent même pas comment ça se faisait qu’il n’ait pas à raconter l’histoire lui-même. L’évocation du massacre de la Tippy-Canoe suffisait à imposer le silence aux gens, comme à l’église pendant l’office, à leur faire adopter une attitude pieuse, honteuse, révérencieuse. Car la plupart des Blancs avaient beau fuir les hommes aux mains souillées coupables d’avoir versé le sang des Rouges près de la Tippy-Canoe, ils savaient malgré tout qu’à leur place ils auraient fait tout pareil et qu’alors ce seraient eux qui garderaient les mains barbouillées d’écarlate jusqu’à ce qu’ils racontent à un inconnu l’abomination qu’ils avaient commise. Savoir ça n’incitait pas beaucoup d’étrangers à s’arrêter à Vigor Church ni chez n’importe qui dans la région amont de la Wobbish. Ces pauyres gens acceptèrent donc les bottes et les effets d’Alvin et reprirent la route, ravis de pouvoir mettre un bout de toile au-dessus de leurs têtes et un peu de cuir sur les pieds de leur grand garçon.

Alvin, lui, quitta la route peu après et plongea entre les arbres, jusqu’au plus profond de la forêt. En bottes, il aurait trébuché, cassé des branches, fait plus de bruit qu’un bison en rut dans un boqueteau – en gros comme la plupart des Blancs dans la nature. Mais parce qu’il était pieds nus, que sa peau entrait en contact avec le sol, il devenait quelqu’un d’autre. Le jeune Alvin avait couru derrière Ta-Kumsaw à travers les bois de tout le pays, du nord au sud, et il en avait profité pour apprendre comment se déplaçait l’homme rouge, à l’écoute du chant vert de la forêt vivante, en parfaite harmonie avec la musique douce et silencieuse. Quand Alvin courait de cette façon, sans penser où il posait les pieds, le sol s’amollissait sous ses foulées, il se laissait guider, aucune brindille ne craquait sous ses pas, aucun buisson ne bruissait, aucun scion ne se brisait sous sa poussée. Derrière lui, il ne laissait aucune trace ni branche cassée.