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Comme un homme rouge, voilà comment il se déplaçait. Rapidement, ses vêtements d’homme blanc l’irritèrent ; il s’arrêta pour les retirer et les fourrer dans son sac à dos, puis se remit à courir nu comme un geai et sentit les feuilles des taillis lui caresser la peau. Bientôt il s’abandonna au rythme de sa course, il oublia son propre corps pour devenir partie intégrante de la forêt vivante et progresser plus vite, plus en puissance, sans manger, sans boire. Comme un homme rouge, capable de courir indéfiniment au fond des bois sans avoir besoin de repos et de couvrir des centaines de milles en une seule journée.

C’était la manière naturelle de voyager, Alvin le savait. Non pas dans des chariots grinçants qui bringuebalaient en terrain sec, pataugeaient dans les chemins boueux. Pas plus qu’à cheval, pauvre bête qui suait et se traînait sous son cavalier, esclave de l’impatience d’arriver de son maître, qui ne pouvait pas aller où elle voulait. Seulement un homme dans les bois, pieds nus sur le sol, visage offert au vent, courant dans un rêve.

Toute la journée et toute la nuit il courut, plus une bonne partie de la matinée. Comment trouvait-il son chemin ? Il sentait la balafre de la route très fréquentée plus loin sur la gauche, comme un picotement ou une démangeaison ; elle traversait maints bourgs et maints villages, mais il savait qu’elle finirait par l’amener à Hatrack. Après tout, c’était la route qu’avait suivie sa famille, jetant des ponts en travers des moindres rivières, ruisseaux et coulées qu’elle croisait, pendant que lui, nouveau-né, voyageait dans le chariot. Il avait beau ne l’avoir encore jamais empruntée et ne pas la regarder pour l’instant, il savait où elle menait.

Aussi, le second matin, il émergea du bois en bordure d’un champ de jeunes pousses de maïs vert qui ondoyaient au gré des courbes du terrain. Il y avait tant de fermes dans cette région fortement colonisée que la forêt était de toute façon trop faible pour maintenir plus longtemps Alvin dans son rêve.

Il resta un moment immobile, le temps de se rappeler qui il était et où il allait. La musique verte était forte derrière lui, faible devant. Il savait avec certitude qu’il y avait un village plus loin, et une rivière à peut-être cinq milles, voilà tout ce qu’il sentait sans erreur possible. Comme il s’agissait forcément de la rivière Hatrack, le village ne pouvait être que celui où il se rendait.

Il s’était figuré courir dans la forêt jusqu’aux abords du village. Mais maintenant il n’avait d’autre choix que de marcher les derniers milles avec des pieds d’homme blanc ou de rester sur place. Cette pensée ne l’avait jamais effleuré, qu’il puisse exister au monde des pays si colonisés que les fermes se touchaient, seulement séparées de leurs voisines par une rangée d’arbres ou une barrière de bois pour marquer leurs limites, et ainsi de suite, ferme après ferme. Était-ce donc ce que le Prophète avait vu dans ses visions de la terre ? Toute la forêt rasée et remplacée par des champs où l’homme rouge ne pourrait plus courir, le cerf trouver une remise ni l’ours une retraite pour y dormir l’hiver venu ? Si c’était ça, pas étonnant qu’il ait emmené vers l’ouest tous les Rouges qui voulaient bien le suivre de l’autre côté du Mizzipy. Il n’y avait pas de vie possible pour l’homme rouge par ici.

Alvin en éprouva un peu de tristesse et de peur, de laisser derrière lui les terres vivantes qu’il avait fini par connaître aussi bien qu’on connaît son propre corps. Mais il n’était pas un philosophe. Il était un gamin de onze ans et il avait envie de voir une ville de l’Est, bien populeuse et civilisée. Et puis il avait à faire par ici ; il avait attendu un an avant de se décider, depuis le jour où il avait appris l’existence de la torche, celle qui le cherchait pour qu’il devienne un Faiseur.

Il sortit ses vêtements de son sac et les passa. Il longea les terres cultivées jusqu’à ce qu’il arrive à une route. Dès la première fois où la route croisa un cours d’eau, il eut la preuve de se trouver sur la bonne voie : un pont couvert enjambait ce petit ruisseau franchissable d’un bond. Son papa et ses grands frères l’avaient construit, celui-là et d’autres encore sur toute la distance entre Hatrack et Vigor Church. Ils l’avaient construit onze ans plus tôt, quand Alvin était un bébé tétant sa maman dans le chariot qui cahotait vers l’ouest.

Il suivit la route ; il n’avait pas bien long de chemin à faire. Il venait de courir des centaines de milles à travers la forêt vierge sans avoir mal aux pieds, mais la route de l’homme blanc ignorait la musique verte et restait dure sous ses pas. En l’espace de deux ou trois milles il avait les pieds meurtris, il était couvert de poussière, il avait faim et soif. Alvin espéra qu’il ne lui restait pas trop à marcher sur cette route, sinon il allait sûrement regretter d’avoir donné ses bottes.

L’écriteau sur le bas-côté annonça : VILLE DE HATRACK, HIO.

C’était un village plutôt important, comparé à ceux de la frontière. Évidemment, il faisait pâle figure auprès de la cité française de Détroit, mais ça, c’était une ville étrangère, alors que celle-ci était, euh… américaine. Les maisons et les bâtiments ressemblaient aux quelques constructions grossières de Vigor Church et autres récentes implantations de colons, mais mieux finies et plus grandes. Quatre rues croisaient la route principale, bordées d’une banque, de deux ou trois magasins et églises, et même d’un tribunal de comté ; de petites enseignes signalaient un avocat, un docteur, un alchimiste. Ah ça, s’il y avait ce genre de professions, c’était une vraie ville, pas une bourgade prometteuse comme Vigor Church avant le massacre.

Moins d’un an auparavant il avait eu une vision du village de Hatrack. C’était lorsque le Prophète, Lolla-Wossiky, l’avait fait s’élever dans la tornade qu’il avait appelée à la surface du lac Mizogan. Les parois de la trombe s’étaient changées en cristal, et dans le cristal Alvin avait vu des tas de choses. Entre autres le village tel qu’au jour où lui, Alvin, était né. À l’évidence, il y avait eu des transformations en onze ans. Il ne reconnaissait rien tandis qu’il traversait le bourg. Même qu’il était si grand à présent que personne ne semblait remarquer en lui un étranger pour lui souhaiter le bonjour.

Il avait presque traversé l’agglomération construite de Hatrack lorsqu’il comprit que ce n’était pas à cause de l’importance du village que les gens ne lui prêtaient aucune attention. C’était à cause de la poussière sur sa figure, de ses pieds nus, du sac vide sur son dos. Ils le regardaient, le jaugeaient d’un coup d’œil, puis regardaient ailleurs, quasiment comme s’ils craignaient qu’il vienne leur demander du pain ou une place pour dormir. Une chose à laquelle Alvin n’avait encore jamais été confronté, mais il la reconnut aussitôt pour ce qu’elle était. Au cours des onze dernières années, le village de Hatrack, dans l’Hio, avait appris la différence entre riches et pauvres.

Il avait dépassé l’agglomération. Il sortait du village sans avoir vu la moindre forge de maréchal-ferrant, ce qu’il était censé chercher, pas plus que l’auberge où il était né, ce qu’il cherchait en réalité. Tout ce qu’il apercevait maintenant, c’étaient deux fermes à gorets, qui puaient comme toute bonne ferme à gorets, ensuite la route obliquait légèrement vers le sud, et il ne voyait plus au-delà.

La forge devait toujours exister, non ? Ça ne faisait qu’un an et demi que Mot-pour-mot avait porté le contrat d’apprentissage écrit par papa à Conciliant, le forgeron de Hatrack River. Et moins d’un an que le même Mot-pour-mot avait dit à Alvin avoir transmis la lettre en question, et que Conciliant Smith était « caution » – c’était le terme qu’il avait employé : « caution ». Comme Mot-pour-mot parlait avec un accent plus ou moins anglais, en mangeant la moitié des syllabes, Alvin avait compris que le forgeron était « cochon », jusqu’à ce que son vieil ami le lui écrive. Bref, la forge existait encore un an plus tôt. Et la torche de l’auberge, celle dont il avait eu la vision dans la tour de cristal de Lolla-Wossiky, il fallait qu’elle soit là. N’avait-elle pas inscrit dans le livre de Mot-pour-mot : « Un Faiseur est né » ? Lorsqu’il avait regardé la phrase, les lettres s’étaient mises à brûler avec beaucoup de lumière, comme par magie, comme le message que la main de Dieu avait tracé sur le mur, dans cette histoire de la Bible où Babylone était tombée : Infâme, infâme, détruis-la toute, fils, et ça s’était bel et bien passé de cette façon-là, Babylone avait été détruite. Il n’y avait que les mots d’une prophétie pour faire briller des lettres comme ça. Alors si c’était lui, Alvin, le Faiseur en question – et il n’en doutait pas –, la torche devait avoir vu autre chose. Elle devait savoir ce qu’était vraiment un Faiseur et comment on en devenait un.