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Faiseur. Un nom qu’on prononçait à voix basse. Voire avec une nuance de regret, car on racontait que le monde en avait terminé avec les Faiseurs, qu’il n’y en aurait plus. Oh, certains prétendaient que le vieux Ben Franklin en était un, mais il l’avait toujours nié, jusqu’à sa mort, il ne se considérait même pas comme un sorcier. Mot-pour-mot, qui l’avait connu comme on connaît un père, affirmait que le vieux Ben n’avait fait qu’une seule chose dans sa vie, et c’était le Contrat Américain, ce bout de papier qui liait les colonies hollandaises et suédoises aux concessions anglaises et allemandes de Pennsylvanie et de Suskwahenny, mais aussi et surtout à la nation rouge d’Irrakwa, pour former ensemble les États-Unis d’Amérique, où Rouges et Blancs, Hollandais, Suédois et Anglais, riches et pauvres, marchands et hommes de peine, pouvaient tous voter, tous s’exprimer, où personne ne pouvait dire : « Je suis meilleur que toi. » Des gens soutenaient que cette réalisation du vieux Ben dénotait le vrai Faiseur, mais non, avait dit Mot-pour-mot, elle dénotait un rassembleur, un botteleur, pas un Faiseur.

Je suis le Faiseur dont la torche parlait dans sa phrase. Elle m’a touché à ma naissance, alors elle a vu que j’avais en moi de quoi devenir un Faiseur. Faut que je trouve cette fille, qui a grandi et doit avoir seize ans maintenant, et faut qu’elle me dise ce qu’elle a vu. Parce que je le sais : si je possède ces pouvoirs que je me suis découverts, si je suis capable d’accomplir des tas de choses, ce n’est pas uniquement pour tailler de la pierre sans les mains, guérir les malades ni courir dans les bois comme les hommes rouges et comme aucun homme blanc n’arrivera jamais à le faire. J’ai une tâche à remplir dans la vie et je n’ai pas l’ombre d’une idée sur la façon de m’y préparer.

Debout au milieu de la route, un élevage de cochons de part et d’autre, Alvin entendit les cling, cling clairs du métal percutant le métal. La forge aurait aussi bien pu l’appeler directement par son nom. Je suis ici, disait le marteau, viens me trouver plus loin sur la route.

Mais avant d’atteindre la forge, il aborda le tournant et aperçut l’auberge, celle où il était né, tout comme dans la vision de la tour de cristal. Éclatante, fraîchement blanchie à la chaux, sale seulement de la poussière d’été, elle n’avait pas l’air tout à fait la même mais sa vue avait de quoi réjouir le cœur du voyageur fatigué.

Elle réjouissait même doublement Alvin, car à l’intérieur, avec un peu de chance, la torche lui dirait à quoi sa vie devait servir.

Alvin frappa à la porte ; c’est comme ça qu’on fait, se disait-il. Il ne s’était encore jamais arrêté dans une auberge et ignorait tout d’une salle commune. Il frappa donc une fois, deux fois, puis appela jusqu’à ce que le battant finisse par s’ouvrir. Lui apparut une femme en tablier à carreaux, les mains enfarinées, une forte femme qui lui parut excédée à n’y pas croire… Mais il connaissait son visage. C’était la femme de sa vision dans la tour de cristal, celle dont les doigts autour de son cou l’avaient tiré du ventre de sa mère.

« À quoi donc tu penses, mon gars, pour cogner d’même chez moi et faire un sassaquoi comme si y avait l’feu ? Tu peux pas entrer t’assire comme tout l’monde ? À moins qu’tu soyes si important qu’y t’faut un valet d’pied pour v’nir t’ouvrir les portes ?

— J’m’excuse, m’dame », dit Alvin aussi respectueusement que possible.

« Et pis qu’esse tu t’en viens faire chez nous autres ? Si c’est pour la charité, alors j’te préviens qu’y aura pas d’restes avant la fin du déjeuner, mais si tu veux attendre jusque-là, t’es le bienvenu, et si t’as d’la conscience, dame, tu peux nous bûcher du bois. Sauf qu’à ben y r’garder, tu dois pas avoir plus de quatorze ans…

— Onze, m’dame.

— Ben dis donc, t’es joliment grand pour ton âge, mais j’vois toujours pas c’qui t’amène. J’te servirais pas d’alcool même si t’avais de l’argent, c’qui m’étonnerait. C’est une maison chrétienne icitte, et même plusse que seulement chrétienne par rapport qu’on est des méthodistes, des vrais, c’est dire qu’on touche pas à une goutte d’alcool ni qu’on en sert, et même si c’était l’cas on en donnerait pas aux drôles. Et j’suis prête à gager dix livres de gras d’cochon que t’as pas d’quoi t’payer une chambre pour la nuit.

— Non, m’dame, fit Alvin, mais…

— Alors t’es là, tu m’sors de ma cuisine avec le pain qu’est pas fini d’pétrir et un bébé qui va brailler après son lait d’une minute à l’autre… Et m’est avis que t’as pas l’intention de t’avancer au bout d’la table pour expliquer à tous mes locataires pourquoi l’repas a du retard, que t’es un drôle pas fichu d’ouvrir une porte tout seul, non, tu vas m’laisser présenter mes excuses moi-même du mieux que j’pourrai, et ça, c’est pas poli de ta part, si tu veux connaître, et même si tu veux pas.

— M’dame, dit Alvin, j’veux pas manger et j’veux pas d’chambre. » Il avait assez de correction pour ne pas ajouter que chez son père les voyageurs étaient toujours les bienvenus à passer la nuit, qu’ils aient ou non de l’argent ; et quand ils avaient faim, ils n’héritaient pas des restes du midi, ils s’asseyaient à la table de papa et mangeaient avec la famille. Il commençait à se dire que les choses étaient différentes par ici, dans un pays civilisé.

« Eh ben, tout ce qu’on propose, nous autres, c’est des repas et des chambres, dit l’aubergiste.

— J’viens icitte, m’dame, par rapport que j’suis né dans c’te maison proche douze ans passés. »

Son attitude changea instantanément du tout au tout. Elle n’était plus patronne d’auberge à présent, elle était sage-femme. « Né dans c’te maison-ci ?

— Le jour qu’mon frère Vigor est mort dans la rivière Hatrack. Je m’disais que vous pourriez p’t-être vous rappeler d’ce jour-là et aussi me montrer où qu’mon frère est enterré. »

Son expression se modifia de nouveau. « Toi, fit-elle, t’es l’tit gars qu’est né dans c’te famille… le septième fils d’un…

— … d’un septième fils, acheva Alvin.

— Eh ben, t’as joliment changé, dis donc ! Oh, ç’a été une affaire pas croyable. Ma fille était là, qui r’gardait au loin, et elle a vu qu’ton grand frère vivait ’core quand t’es sorti du ventre…