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Elle déteste Gros Goupi autant que le patron blanc, mais il a des plumes de merle, alors elle dit : « Oui, missié. »

Elle se remplit les deux mains de plumes. Elle rit en elle-même. Elle sera loin et morte avant que Gros Goupi, il mette un bébé dans son ventre.

Elle recouvre la figurine de plumes noires, et ça devient un petit oiseau en forme de jeune fille. Très puissante, cette figurine qui contient son lait et sa salive, qui porte des plumes de merle. Très puissante. Elle suce toute la vie de son corps, mais le bébé, il n’embrassera jamais les pieds d’un patron blanc, le patron blanc ne lui donnera jamais le fouet.

La nuit noire, la lune n’est pas encore levée. La fille se glisse hors de sa cabane. Le bébé tète, il ne fait pas de bruit. Elle l’attache contre sa poitrine, il ne tombera pas. Elle jette la figurine dans le feu. Tout le pouvoir des plumes s’échappe, il brûle, brûle, brûle. Elle sent sa chaleur entrer en elle. Elle déploie ses ailes, larges, si larges, les étend et les agite comme elle l’a vu faire au beau merle. Elle s’élève en l’air, tout là-haut dans la nuit sombre, monte et vole, s’en va très loin vers le nord ; la lune paraît, elle la garde à sa droite pour emporter son bébé dans un pays où les Blancs disent que les filles noires, jamais des esclaves, et le bébé à moitié blanc, jamais esclave non plus.

Arrive le matin, avec le soleil, et elle ne vole plus. Oh, c’est comme mourir, pense-t-elle, comme mourir, de marcher sur le sol. Un oiseau à l’aile brisée… Elle prie que Gros Goupi la retrouve, elle sait ça maintenant. Après avoir volé, marcher rend triste, ça fait mal… comme une esclave avec des chaînes, la terre sous les pieds.

Mais elle marche toute la matinée en portant son bébé, et la voilà au bord de cette grande rivière. Tout près, se dit l’esclave marronne. J’ai volé jusqu’ici, me restait plus qu’à voler par-dessus l’eau. Mais le soleil s’est levé et je suis descendue avant la rivière. Maintenant je ne traverserai jamais, le pisteur me trouvera, il me fouettera au sang, prendra mon bébé, le vendra dans le Sud.

Pas moi. Je vais bien les attraper. Je mourrai d’abord.

Non, je mourrai en deux.

* * *

Les autres pouvaient discuter et se demander si l’esclavage était un péché mortel ou une coutume bizarre. Les autres pouvaient se chamailler au sujet de ces fous d’abolitionnistes insupportables, même si l’esclavage était vraiment une mauvaise chose. Les autres pouvaient se pencher sur le sort des Noirs et les plaindre, tout en étant bien contents de les savoir pour la plupart en Afrique, dans les Colonies de la Couronne, au Canada ou n’importe où très loin. Peggy, elle, ne pouvait s’offrir le luxe d’avoir une opinion sur la question. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’aucune flamme de vie n’avait connu de si grande douleur qu’une âme de Noir vivant dans l’ombre fine et sinistre du fouet.

Peggy se pencha à la fenêtre du grenier et appela : « Papa ! »

Il quitta à grands pas le devant de la maison et s’avança jusque sur la route, d’où il pouvait voir la fenêtre en levant la tête. « Tu m’appelles, Peggy ? »

Elle se contenta de le regarder sans rien dire ; il n’avait nul besoin d’autre signal. Il salua et souhaita bon vent au client si vite que le pauvre bougre se retrouva à mi-chemin du village avant de comprendre ce qui lui arrivait. P’pa était déjà rentré et montait l’escalier.

« Une jeune fille avec un bébé, lui dit-elle. Sus l’aut’ rive de l’Hio, elle a peur et veut s’tuer si elle s’fait prendre.

— Loin, sus c’te rive ?

— Un peu plus bas qu’La Bouche, à ce que j’crois. Papa, j’vais avec toi.

— Ah ça, non.

— Si, papa. Tu la trouveras jamais, ni tout seul, ni avec dix hommes de plus comme toi. Elle a trop peur des hommes blancs, elle a d’bonnes raisons pour ça. »

Papa la regarda, ne sachant que faire. Il ne lui avait jamais permis de venir jusqu’à présent, mais en général c’étaient des hommes noirs qui s’échappaient. Seulement, elle les trouvait d’ordinaire de ce côté-ci de l’Hio, perdus et apeurés, et ça présentait moins de risques. Passer en Appalachie, c’était la prison assurée s’ils se faisaient prendre à aider un Noir à s’enfuir. La prison, voire la corde illico à un arbre. Les abolitionnistes n’étaient pas bien vus au sud de l’Hio, et encore moins ceux qui aidaient les marronneurs mâles, femelles et petits à monter dans le Nord, chez les Français du Canada.

« Trop dangereux de traverser, dit-il.

— Raison de plus, t’as b’soin d’moi. Pour la trouver et pour détecter si quelqu’un d’autre arrive.

— Ta mère, elle m’tuerait si elle apprenait que je t’ai emmenée.

— Alors j’vais partir tout d’suite, par derrière.

— Dis-lui que tu vas voir madame Smith…

— J’y dirai rien, ou alors la vérité, papa.

— Eh ben, j’vais rester icitte et prier l’Seigneur de m’protéger en s’arrangeant pour qu’elle s’aperçoive pas que tu t’en vas. On s’retrouvera à La Bouche au coucher du soleil.

— On peut pas…

— Non, on peut pas y aller plus tôt, dit-il. Impossible de passer avant la nuit. S’ils l’attrapent ou si elle meurt avant ça, alors tant pis, mais on peut pas traverser l’Hio d’jour, jamais d’la vie. »

* * *

Des bruits dans la forêt, ça fait peur, très peur à la petite esclave. Les arbres l’agrippent, les chouettes crient fort pour indiquer où elle se cache, la rivière se moque d’elle tout le temps. Elle ne peut pas bouger, elle tomberait dans le noir, ferait mal au bébé. Elle ne peut pas rester, ils la trouveraient tout de suite. Même si elle volait, ça ne les tromperait pas, les pisteurs ; leurs yeux vont loin et ils peuvent la voir à une main de mains de distance.

Un pas, c’est sûr. Oh, Seigneur Dieu Jésus, sauve-moi du démon, là, dans le noir.

Un pas, une respiration, des branches qu’on écarte. Mais pas de lanterne ! Ce qui vient me voit dans le noir ! Oh, Seigneur Dieu Moïse Sauveur Abraham.

« Petite. »

La voix, j’entends la voix, je ne peux pas respirer. Tu l’entends, toi, bébé ? Ou bien je la rêve, la voix ? Une voix de dame, très douce voix de dame. Le diable n’a pas une voix de dame, tout le monde connaît ça, non ?

« Petite, je viens t’faire traverser la rivière et vous aider, toi et ton bébé, à monter dans l’Nord, là où vous serez libres. »

Je ne trouve plus de mots, ni dans la langue des esclaves, ni dans celle d’Umbawana. Quand je me mets des plumes, est-ce que je perds mes mots ?

« On a une bonne grosse barque et deux hommes forts pour ramer. J’connais que tu me comprends, j’connais que tu m’fais confiance et aussi que tu veux venir. Alors approche, petite, prends ma main, tiens, la v’là, t’as pas b’soin de parler, tu lâches pas ma main. Y a quèques hommes blancs, mais c’est mes amis et ils te toucheront pas. Personne te touchera sauf moi, tu peux m’croire, petite, ça tu peux m’croire. »

Elle touche ma peau, sa main toute fraîche et douce comme la voix de la dame. Un ange, la Sainte Vierge Mère de Dieu.

Beaucoup de pas, des pas lourds, et maintenant des lanternes, des lumières et des hommes blancs, grands et vieux, mais la dame, elle tient toujours ma main.

« Elle crève de peur.

— R’gardez-moi ça. La peau lui tient aux os.

— Ça fait combien d’jours qu’elle a pas mangé ? »

Des grosses voix d’hommes comme le patron blanc qui a fait son bébé.