C’est donc en mastiquant du pain qu’il descendit à la forge. La voiture du docteur Physicker se trouvait à nouveau devant, ainsi que les chevaux des pisteurs. L’espace d’une seconde, Alvin se dit : ils sont là parce qu’Arthur Stuart a trouvé moyen de s’échapper, que les pisteurs l’ont perdu et que…
Non. Ils avaient Arthur Stuart avec eux.
« Bonjour, Alvin », fit Conciliant. Il se tourna vers les autres hommes. « Faut-y qu’je soye le patron l’plus couillon d’la terre pour laisser mon p’tit apprenti dormir jusque près d’midi. »
Alvin ne s’aperçut même pas que Conciliant lui faisait une remarque et le traitait de petit apprenti quand son travail de compagnon, achevé, trônait sur l’établi. Il s’accroupit devant Arthur Stuart et le regarda dans les yeux.
« Allez, r’cule-toi », lança le pisteur aux cheveux blancs.
Alvin fit à peine attention à lui. Il ne voyait pas réellement Arthur Stuart, pas avec les yeux, en tout cas. Il cherchait sur son corps une marque de coup. Aucune. Du moins pour l’instant. Seule la peur habitait le gamin.
« Vous avez pas ’core répondu, dit Pauley Wiseman. Vous allez les faire ou pas ? »
Conciliant toussa. « Messieurs, une fois j’ai forgé une paire de menottes, en Nouvelle-Angleterre. Pour un homme coupable de trahison qu’on renvoyait en Angleterre dans les chaînes. J’compte pas r’commencer pour un drôle de sept ans qu’a jamais fait d’mal à une mouche, un drôle qu’a joué autour d’ma forge et…
— Conciliant, dit Pauley Wiseman. J’leur ai dit qu’si vous faites les menottes, ils seront pas obligés d’y mettre ça. »
Wiseman leva le lourd collier de bois et de fer qu’il tenait appuyé contre sa jambe.
« C’est la loi, dit le pisteur aux cheveux blancs. On ramène les marronneux dans c’te collier, pour montrer aux autres c’qui arrive. Mais comme c’est jusse un gamin et vu que c’est sa mère qui s’est ensauvée et pas lui, on est d’accord pour les menottes. Moi, ça m’est bien égal. On est payés d’même.
— Vous et vot’ maudit Traité des Esclaves en fuite ! s’écria Conciliant. Vous vous servez de c’te loi pour nous mettre nous aut’ aussi en esclavage.
— Moi, j’vais les faire », dit Alvin.
Conciliant le regarda avec horreur. « Toi ?
— Ça vaut mieux que l’collier », dit Alvin. Ce qu’il ne dit pas, c’était : j’compte pas laisser Arthur Stuart porter ces chaînes plus longtemps que jusqu’à ce soir. Il regarda le gamin. « J’vais t’arranger des menottes qui t’feront pas beaucoup mal, Arthur Stuart.
— Voilà qu’est sage, dit Pauley Wiseman.
— Enfin quèqu’un qu’a d’la jugeote », dit le pisteur aux cheveux blancs.
Alvin posa les yeux sur lui et s’efforça de contenir sa haine. Il n’y parvint pas tout à fait. Son crachat alla donc s’écraser dans la poussière aux pieds du pisteur.
Le pisteur aux cheveux bruns semblait prêt à lui flanquer un coup de poing, et Alvin n’aurait vu aucun inconvénient à se colleter avec lui et peut-être à lui racler la figure par terre une ou deux minutes. Mais Pauley Wiseman bondit entre eux et eut assez de bon sens pour s’adresser au pisteur brun et non à Alvin. « Faut être un sacré maudit couillon pour vouloir s’pignocher avec un forgeron. R’gardez ses bras.
— J’pourrais l’battre, dit le pisteur.
— Faut comprendre, vous autres, dit celui à cheveux blancs. C’est not’ talent. On peut pas plusse s’empêcher d’être des pisteux que…
— Y a des talents, le coupa Conciliant, où vaudrait mieux mourir à la naissance que d’grandir et s’en servir. » Il se tourna vers Alvin. « J’veux pas t’voir faire ça dans ma forge.
— Commencez pas d’embêter l’monde. Conciliant, dit Pauley Wiseman.
— Je vous en prie, dit le docteur Physicker. Vous causez plus de mal que de bien à l’enfant. »
Conciliant se tut de mauvaise grâce.
« Donne-moi tes mains, Arthur Stuart », dit Alvin.
Alvin fit semblant de mesurer les poignets d’Arthur à l’aide d’une ficelle. À la vérité, il voyait ses mesures dans sa tête, chaque pouce de son corps ; il allait façonner le métal de manière à ce qu’il s’ajuste parfaitement, sans aspérités, il en arrondirait les angles et limiterait le poids au strict nécessaire. Arthur ne souffrirait pas de ces menottes. Pas physiquement, en tout cas.
Tous immobiles, ils regardaient Alvin à l’œuvre. Jamais ils n’avaient vu travailler avec une telle souplesse, une telle pureté de mouvements.
Cette fois, Alvin utilisa son talent, mais en s’arrangeant pour qu’on ne le remarque pas. Il martela et courba le feuillard en le coupant à l’exacte dimension. Les deux moitiés de chaque menotte s’ajustaient impeccablement, elles ne bougeraient pas et ne pinceraient pas la peau. Et durant tout ce temps, il pensait à Arthur qui lui manœuvrait si souvent son soufflet ou qui restait tout bonnement là, à lui parler tandis qu’il travaillait. Ça n’arriverait plus jamais. Même lorsqu’ils l’auraient sauvé ce soir, ils seraient forcés de l’emmener au Canada ou de trouver où le cacher… comme si on pouvait se cacher d’un pisteur.
« D’la belle ouvrage, dit le pisteur aux cheveux blancs. J’ai jamais vu d’forgeron aussi bon. »
Conciliant se fit entendre depuis le coin sombre de la forge. « Tu peux être fier de toi, Alvin. Alors, disons qu’ces menottes, c’est ton ouvrage de compagnon, d’accord ? »
Alvin se retourna pour lui faire face. « Mon ouvrage de compagnon, c’est l’soc qu’est sus l’établi, Conciliant. »
C’était la première fois qu’Alvin appelait son patron par son prénom. Il ne pouvait plus clairement lui faire savoir que le temps où il lui parlait sur ce ton était désormais révolu.
Conciliant ne l’entendit pas de cette oreille. « Surveille comment tu m’causes, mon gars ! C’est moi qui décide de ce qu’est ton ouvrage de compagnon, et…
— Approche, petit, on va t’les mettre. » Le pisteur aux cheveux blancs ne s’intéressait pas à ce que racontait Conciliant, semblait-il.
« Pas ’core, dit Alvin.
— Elles sont prêtes, fit le pisteur.
— Trop chaudes, dit Alvin.
— Ben, plonge-les dans c’baquet, là, et r’froidis-les.
— Si j’fais ça, elles vont s’déformer, jusse un p’tit peu, et couper les bras du gamin qui vont saigner. »
Le pisteur brun roula des yeux. Qu’en avait-il à faire de quelques gouttes de sang d’un petit mulâtre ? Mais l’autre savait que personne n’admettrait qu’il n’attende pas.
« Rien qui presse, dit-il. Ça s’ra pas long. »
Ils attendirent, assis, sans dire un mot. Puis Pauley se mit à parler de tout et de rien, imité par les pisteurs et même le docteur Physicker ; ils papotaient comme si les pisteurs étaient des visiteurs comme les autres. Peut-être pensaient-ils les amener à de meilleurs sentiments pour qu’ils ne s’en prennent pas au gamin une fois qu’ils lui auraient fait traverser la rivière. Alvin devait s’en convaincre pour ne pas les haïr.
D’un autre côté, une idée germait dans sa tête. Enlever Arthur Stuart aux pisteurs ce soir, ça n’était pas suffisant, mais s’il s’arrangeait pour que même eux ne puissent pas le retrouver ?
« Qu’esse y a dans c’te capsule que vous utilisez, vous autres les pisteux ? demanda-t-il.
— Tu voudrais bien l’connaître, hein ? fit le pisteur brun.
— C’est pas un secret, dit celui à cheveux blancs. Tous les propriétaires font une p’tite boîte comme ça pour chaque esclave, dès l’achat ou dès la naissance. Des bouts d’sa peau, des cheveux d’son crâne, une goutte de sang, des affaires comme ça. Des parties d’lui.