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« Ô Dieu, chuchota-t-elle, si c’est Toi qui as gratifié ce garçon d’un tel don à la naissance, je T’implore de lui apprendre à devenir un Faiseur ce soir. »

* * *

Côte à côte, dissimulés dans l’ombre sur la berge de la rivière, Alvin et Horace attendaient que soit passé un bateau brillamment éclairé. À bord, des musiciens jouaient et des passagers dansaient un quadrille aux figures savantes sur les ponts. Alvin en conçut de la colère, de les voir s’amuser comme des gamins alors qu’au même moment on emmenait un véritable enfant en esclavage. Il savait pourtant qu’ils ne pensaient pas à mal et qu’il n’était pas juste de reprocher aux gens d’être heureux pendant que d’autres souffraient qu’ils ne connaissaient même pas. Dans ces conditions, il n’existerait aucun bonheur dans le monde, se dit Alvin. La vie étant ce qu’elle est, à chaque instant de la journée il se trouve au moins plusieurs centaines de personnes à souffrir pour une raison ou une autre.

Le bateau n’avait pas plus tôt disparu au détour d’un méandre qu’ils entendirent un fracas dans les bois derrière eux. Ou, plus précisément, Alvin entendit un bruit qui lui parut un fracas, à lui seulement, à cause de son sens de l’ordre naturel du chant vert. Il fallut plusieurs minutes à Horace pour le percevoir à son tour. L’inconnu qui s’approchait d’eux à pas de loup était bien furtif pour un Blanc.

« J’voudrais ben un fusil, asteure », murmura Horace.

Alvin secoua la tête. « Attendons voir », souffla-t-il, si bas que ses lèvres bougèrent à peine.

Ils attendirent. Au bout d’un moment, ils virent un homme sortir du bois et dégringoler la rive jusqu’à la vase au bord de l’eau, où une barque se balançait au gré du courant. N’apercevant personne, il jeta un coup d’œil circulaire, soupira puis monta à bord avant de se retourner et de s’asseoir à la poupe, la mine renfrognée, le menton appuyé sur les mains.

Horace se mit soudain à glousser. « Que l’djab me patafiole, j’crois ben que c’est l’vieux Po Doggly. »

L’homme se pencha aussitôt en arrière, et Alvin put enfin le voir distinctement dans le clair de lune. Oui, c’était le cocher du docteur Physicker, pour sûr. Mais Horace ne parut pas autrement s’en inquiéter. Déjà il se laissait glisser au bas de la berge, gagnait la barque au milieu d’éclaboussures, grimpait à bord et étreignait si violemment Po Doggly que le bateau embarqua de l’eau. Il ne leur fallut pas une seconde pour s’apercevoir qu’ils tanguaient à tout va et, sans un mot, ils se déplacèrent exactement comme il fallait pour équilibrer la charge ; ensuite, toujours sans un mot, Po passa les rames dans les tolets tandis qu’Horace sortait une écope en fer blanc de sous son banc pour se mettre à la remplir et la vider par-dessus bord, la remplir et la vider, inlassablement.

Alvin s’émerveilla un instant de l’harmonie qui régnait entre eux. Pas la peine de leur demander : suffisait de les regarder opérer pour comprendre qu’ils avaient déjà accompli ces gestes un grand nombre de fois auparavant. Chacun savait ce que l’autre allait faire, ils n’avaient même plus besoin d’y penser. Chacun s’acquittait de sa tâche, et aucun n’avait besoin de vérifier où en était l’autre.

Comme les éléments et les petits morceaux qui composaient tout ce qui existait dans le monde ; comme la danse des atomes qu’Alvin avait conçue dans sa tête. Il ne s’en était encore jamais rendu compte, mais les gens pouvaient être comme ces atomes, eux aussi. La plupart du temps ils étaient désorganisés, personne ne savait où se trouvait son voisin, personne ne se tenait tranquille assez longtemps pour se fier aux autres ou qu’on se fie à lui, tout comme Alvin avait imaginé les atomes avant que Dieu ne leur apprenne qui ils étaient et ne leur assigne un travail. Mais on avait là deux hommes, des hommes dont personne n’aurait jamais soupçonné qu’ils se connaissaient autrement que se connaissent entre eux les habitants d’un même village comme Hatrack River. Po Doggly, un ancien fermier réduit à conduire la voiture du docteur Physicker, et Horace Guester, le premier colon du pays, à la prospérité croissante. Qui aurait cru qu’ils pouvaient si parfaitement s’accorder ensemble ? Mais c’était parce que chacun savait qui était l’autre, qu’il le savait vraiment, aussi sûrement qu’un atome connaissait le nom que lui avait donné Dieu ; chacun à sa place, accomplissant sa tâche.

Toutes ces pensées traversèrent l’esprit d’Alvin si vite qu’il en fut à peine conscient ; pourtant il se souviendrait des années plus tard de ce moment comme de celui où il avait compris pour la première fois : ces deux hommes, ensemble, créaient entre eux quelque chose d’aussi réel et solide que le sol sous ses pieds, que l’arbre sur lequel il s’appuyait. La plupart des gens ne remarquaient rien ; ils les auraient regardés tous les deux et n’auraient vu que deux hommes assis dans un bateau. Mais alors, peut-être que les atomes ne voyaient dans ceux qui composaient un élément du fer rien de plus que deux autres atomes voisins par hasard. Peut-être fallait-il regarder de haut, comme Dieu, en tout cas dominer la perspective, pour découvrir ce que forment deux atomes lorsqu’ils s’agencent d’une certaine façon. Mais ce n’est pas parce qu’un autre atome ne voit pas la relation qu’elle n’existe pas ou que le fer est moins solide.

Et si je peux apprendre à ces atomes comment former un fil à partir de rien, voire comment créer de l’or à partir de fer, ou même, je l’espère, changer la marque secrète et invisible d’Arthur dans tout son corps pour que les pisteurs ne le reconnaissent plus, alors pourquoi un Faiseur ne pourrait-il pas obtenir la même chose des gens, leur apprendre un ordre différent et, dès qu’il en aurait trouvé un certain nombre dignes de confiance, les assembler en quelque chose de nouveau, de fort, aussi réel que le fer ?

« Tu t’en viens, Al, ou quoi ? »

Comme je disais, Alvin ne mesura guère l’importance de ses réflexions. Mais il n’allait pas les oublier, non ; tout en glissant le long de la berge pour atterrir dans la boue, il savait qu’il se rappellerait toujours ce qu’il venait de méditer, quand bien même il lui en coûterait des années, des milles et des milles de chemin, des larmes et du sang avant d’en saisir réellement toute la portée.

« Ça fait plaisir d’vous voir, Po, dit-il. Seulement, moi, j’croyais qu’on était dans une affaire un brin secrète. »

D’un coup de rames, Po rapprocha la barque de la rive pour détendre la corde et permettre à Alvin de grimper à bord en araignée sans se mouiller les pieds. Alvin ne s’en inquiétait pas. Il avait horreur de l’eau, un sentiment bien naturel vu le nombre de tentatives pour le tuer où le Défaiseur s’en était servi. Mais ce soir, l’eau ne lui paraissait que de l’eau ; le Défaiseur était invisible ou très loin. Peut-être grâce au fil ténu qui reliait toujours Alvin à Arthur… Sa création de Faiseur était peut-être si puissante que son ennemi n’avait tout bonnement pas la force de retourner une goutte d’eau contre lui.

« Oh, elle est toujours secrète, Alvin, dit Horace. T’es pas au courant, v’là tout. Avant que t’arrives à Hatrack River – enfin, j’veux dire avant que tu t’en r’viennes –, Po et moi, on allait ramasser les marronneux et on les aidait à filer au Canada toutes les fois qu’on pouvait.