— Les pisteux vous ont jamais pris ? demanda Alvin.
— Les esclaves qu’avaient fait tout ce ch’min, ça voulait dire qu’les pisteux étaient pas trop près derrière, dit Po. Beaucoup d’ceux qui montaient jusqu’icitte avaient volé leur capsule.
— Et puis c’était avant l’Traité des Esclaves en fuite, dit Horace. Tant qu’les pisteux nous tuaient pas tout d’suite, ils pouvaient pas nous toucher.
— Et en c’temps-là, on avait une torche », fit Po.
Horace ne dit rien, il se contenta de détacher la corde du bateau et de la renvoyer sur la berge. Po se mit à ramer à la seconde où la corde fut libérée ; et Horace s’était déjà arc-bouté en prévision de la première embardée de la barque. Ça tenait du miracle, cette façon qu’ils avaient de connaître le prochain geste de l’autre avant même qu’il ne l’ait esquissé. Alvin faillit éclater de rire, tout à la joie d’assister à un tel prodige, comprenant qu’il était réalisable, rêvant de ses conséquences possibles : des milliers de gens qui se connaîtraient aussi bien les uns les autres, qui s’adapteraient parfaitement entre eux, qui travailleraient ensemble. Qui pourrait barrer la route à ces gens ?
« Après qu’la fille à Horace est partie, eh ben, y avait plus moyen d’connaître qu’un marronneux passait par icitte. » Po secoua la tête. « C’était fini. Mais je m’doutais ben qu’avec Arthur Stuart qu’on enchaînait et qu’on emportait dans l’Sud, même les flammes d’enfer pourraient pas empêcher l’Horace de traverser la rivière pour l’ramener. Alors, dès que j’ai eu quitté les pisteux, j’ai fait un p’tit bout d’chemin du r’tour pour m’écarter de l’Hio, j’ai arrêté la voiture et j’ai sauté.
— J’gage que l’docteur Physicker s’en est aperçu, dit Alvin.
— Ben sûr, maudit couillon ! fit Po. Oh, j’vois que tu m’blagues. Bon, il s’en est aperçu. Il m’a jusse dit : « Fais attention, ces gars-là sont dangereux. » Alors moi, j’y ai dit que j’ferais bien attention, et lui, y m’a dit : « C’est ce maudit shérif Pauley Wiseman. Il aurait pas dû les laisser l’emmener si vite. P’t-être qu’on aurait pu empêcher l’estradition si on avait r’tenu Arthur Stuart jusqu’au passage du juge itinérant. Pauley, il a tout fait légalement, mais si vite que j’ai compris qu’il voulait s’débarrasser du gamin, qu’il voulait l’voir partir d’Hatrack River pour de bon. » Je l’crois, Horace. Pauley Wiseman, il a jamais aimé ce p’tit sang-mêlé, depuis l’jour où la Peg est montée sus ses grands chevaux pour l’envoyer à l’école. »
Horace grogna ; il donna un tout petit coup de barre au moment précis où Po relâchait l’une des rames pour tourner légèrement la barque à contre-courant et aborder correctement la rive d’en face. « Tu connais c’que j’ai pensé ? fit Horace. J’ai pensé qu’ton ouvrage, ça suffisait pas pour t’occuper, Po.
— Moi, je l’aime bien, mon ouvrage, dit Po Doggl.
— J’ai pensé qu’y a une élection dans l’comté à l’automne, et l’poste de shérif sera disponible. J’crois qu’on devrait flanquer Pauley Wiseman dehors.
— Et que j’soye shérif ? Tu crois ça possible ? Tout l’monde connaît que j’suis un soûlard.
— T’as pas bu une seule goutte depuis que t’es avec le docteur. Et si on s’en sort et qu’on ramène Arthur sain et sauf, eh ben, tu vas être un héros.
— Un héros, mon tchu ! T’es pas fou, Horace ? On peut causer à personne de c’t’affaire-là si on veut pas qu’y ait une récompense pour nous beurrer la cervelle sus du pain d’seigle depuis l’Hio jusqu’à Camelot.
— On va pas imprimer cette histoire sus des feuilles et pis les vendre, si c’est ça qu’tu veux dire. Mais tu connais comment les nouvelles, ça s’répand. L’vaillant monde apprendra ce qu’on a fait, toi et moi.
— Alors c’est toi qui s’ras shérif, Horace.
— Moi ? » Horace sourit. « Tu m’vois mettre quelqu’un en prison ? »
Po rit doucement. « M’est avis qu’non. »
Lorsqu’ils abordèrent la berge, leurs gestes étaient à nouveau vifs et en parfaite harmonie. On avait peine à croire qu’ils n’avaient pas travaillé ensemble depuis tant d’années. C’était comme si leurs corps savaient d’avance quoi faire, si bien qu’ils n’avaient pas besoin d’y penser. Po sauta dans l’eau, jusqu’aux chevilles, pas plus, et s’appuya sur le bateau pour éviter un surcroît d’éclaboussures. L’embarcation s’agita un peu, forcément ; Horace se pencha alors dans le sens contraire du tangage et l’annula, sans mouvements inutiles, sans même s’en apercevoir. Une minute plus tard, on tirait la proue sur le rivage – sableux, celui-ci, pas vaseux comme de l’autre côté – et on l’attachait à un arbre. La corde parut à Alvin vieille et pourrie, mais lorsqu’il envoya sa bestiole à l’intérieur pour vérifier, il acquit l’assurance qu’elle restait encore assez solide pour retenir la barque contre les secousses de la rivière sur la poupe.
Ce ne fut qu’une fois terminées toutes les tâches familières qu’Horace se présenta devant Alvin à la façon de la milice sur la place du village, les épaules au carré et les yeux fixés sur lui. « Eh ben, asteure, Al, m’est avis que c’est à toi d’nous montrer l’chemin.
— On a donc pas à suivre leurs traces ? demanda Po.
— Alvin connaît où ils sont, fit Horace.
— Ben, c’est-y pas beau, ça, dit Po. Est-ce qu’il connaît aussi s’ils ont leurs fusils pointés sus nos têtes ?
— Oui », fit Alvin. À son ton, il était clair qu’il ne souhaitait plus d’autres questions.
Ça n’était pas assez clair pour Po. « Tu veux dire que ce gars-là est une torche, ou quoi ? C’que j’ai surtout entendu raconter, c’est qu’il avait un talent pour ferrer les ch’vaux. »
C’était l’inconvénient d’avoir amené un troisième larron. Alvin n’avait aucune envie de révéler à Po Doggly ce dont il était capable mais il ne pouvait guère lui annoncer qu’il ne lui faisait pas confiance.
Ce fut Horace qui vint à sa rescousse. « Po, faut que j’te dise, Alvin a aucun rôle dans l’affaire d’as’soir.
— À moi, y m’semble qu’il a l’rôle principal.
— J’te l’dis, Po, quand on racontera cette histoire, y avait qu’toi et moi et on est tombés par adon sus les pisteux qu’étaient endormis, tu m’suis ? »
Po plissa le front, puis hocha la tête. « Dis-moi, mon gars. J’connais pas l’talent que t’as, mais t’es chrétien ? J’demande même pas qu’tu soyes méthodisse.
— Oui, m’sieur, fit Alvin. J’suis chrétien, m’est avis. J’crois à la Bible.
— Bon, dit Po. C’est jusse que j’tiens pas à m’trouver engagé dans une affaire du djab.
— Pas avec moi, fit Alvin.
— Alors ça va. C’est mieux si j’connais pas c’que tu fais, Al. Mais fais ben attention que j’soye pas tué à cause de ça. »
Alvin tendit la main. Po la serra et sourit. « Vous autres, forgerons, z’avez la force d’un ours.
— Moi ? fit Alvin. Qu’un ours me barre le ch’min et j’te l’aplatis comme un carcajou à coups de poing sus la caboche.
— Ça m’plaît quand tu fais l’fanfaron, mon gars. »
Après une pause, Alvin les conduisit en remontant le fil qui le reliait à Arthur Stuart.
Ça n’était pas très loin, mais il leur fallut une heure en coupant à travers bois dans le noir – les arbres avaient toutes leurs feuilles et le clair de lune parvenait difficilement jusqu’au sol. Sans Alvin et son sens de la forêt alentour, ils auraient mis trois fois plus de temps et fait dix fois plus de bruit.