Arthur Stuart haletait de souffrance, mais il fit comme disait Alvin. Il se pinça le nez de la main droite, puis il prit sa respiration et ferma la bouche. Alvin, de la main gauche, lui saisit aussitôt le poignet, passa la droite derrière le gamin et l’enfonça sous l’eau. À cet instant, Alvin gardait en tête le corps entier d’Arthur, il voyait toutes les marques, non pas une par une mais dans leur ensemble ; il leur montra le modèle à suivre, la nouvelle marque, et pensa cette fois les mots si fort que ses lèvres les formèrent. « Voici le modèle ! Je vous veux comme ça ! »
Il ne sentit pas le changement avec ses mains – le corps d’Arthur ne subit pas de transformation telle que ses sens normaux puissent la percevoir. Mais il le vit néanmoins, d’un seul coup, en une fraction de seconde, dans chaque marque du corps du gamin, de ses organes, de ses muscles, de son sang, de son cerveau ; même ses cheveux changèrent, chacune des parties qui se rattachaient à lui. Quant à ce qui ne s’y rattachait pas et qui ne changea pas, l’eau l’enleva et l’emporta.
Alvin s’immergea à son tour pour se débarrasser du moindre bout de peau, du moindre cheveu d’Arthur qui auraient pu s’accrocher à lui. Puis il se releva et sortit l’enfant de l’eau, dans un même mouvement. Il émergea dégoulinant de gouttes d’eau comme des embruns de perles froides au clair de lune. Et resta là, à chercher sa respiration, tremblant de froid.
« Dis-moi qu’le mal a parti, dit Alvin.
— Est parti, le corrigea Arthur comme le faisait toujours mademoiselle Lamer. Je m’sens bien. Sauf que j’ai froid. »
Alvin le sortit entièrement de la rivière et le ramena au bord. « Enveloppez-le dans ma chemise et allons-nous en d’icitte. »
Ce qu’ils firent. Aucun n’avait remarqué qu’en imitant mademoiselle Lamer, Arthur ne s’était pas servi de la voix de l’institutrice.
Peggy ne le remarqua pas non plus, pas tout de suite. Elle était trop occupée à regarder dans la flamme de vie d’Arthur Stuart. Quel changement lorsque Alvin avait opéré sa transformation sur l’enfant ! Un changement si subtil qu’elle n’aurait su dire sur quoi Alvin agissait ; pourtant, au moment où Arthur Stuart avait émergé de l’eau, il ne restait plus un seul de ses anciens chemins, plus un seul de ceux qui le menaient dans le Sud en esclavage. Quant aux nouveaux chemins, tous les nouveaux avenirs que la transformation lui avait ouverts… ils offraient des possibilités tellement ahurissantes !
Tout le temps qu’il fallut à Horace, Po et Alvin pour refaire traverser l’Hio à Arthur, puis les bois jusqu’à la forge, Peggy le passa exclusivement à explorer la flamme de vie du jeune sang-mêlé, à étudier des potentialités que le monde n’avait encore jamais connues. Il y avait un nouveau Faiseur à circuler dans le pays ; Arthur était le premier être qu’il avait touché, et tout était différent. Du reste, la plupart des avenirs d’Arthur étaient inextricablement liés à Alvin. Peggy vit des voyages extraordinaires ; sur l’un des chemins, une traversée vers l’Europe où Arthur Stuart se tenait auprès d’Alvin devant qui s’inclinait le nouveau saint Empereur Napoléon ; sur un autre, un périple jusqu’à une étrange nation insulaire, loin vers le sud, où les hommes rouges passaient toute leur existence sur des nattes d’algues ; sur un autre, une incursion triomphale dans les terres à l’ouest où les Rouges acclamaient en Alvin le grand unificateur de toutes les races et lui ouvraient leur dernier refuge, si grande était leur foi en lui. Et toujours à ses côtés se trouvait Arthur Stuart, le petit sang-mêlé, en qui on avait désormais toute confiance, désormais doté d’un peu du pouvoir du Faiseur.
La plupart des chemins s’ouvraient sur l’arrivée des trois hommes qui amenaient Arthur Stuart à la resserre, aussi ne fut-elle pas surprise quand ils frappèrent à la porte.
« M’zelle Lamer », appela doucement Alvin.
Elle avait la tête ailleurs ; la réalité offrait beaucoup moins d’intérêt que les avenirs révélés dans la flamme de vie d’Arthur Stuart. Elle ouvrit la porte. Ils étaient là, Arthur toujours enveloppé dans la chemise d’Alvin.
« On l’a ram’né, dit Horace.
— Je vois. » Elle en était évidemment heureuse, mais son ton de voix n’en montra rien. Au contraire, il donnait à entendre qu’elle était occupée, qu’on la dérangeait, qu’on l’ennuyait. Ce qui était vrai. Allez-y, voulait-elle dire. Je sais déjà ce que vous allez me raconter, par l’intermédiaire d’Arthur qui l’a entendu, alors allez-y, qu’on en finisse, et laissez-moi retourner explorer l’avenir de cet enfant. Mais bien entendu, il lui fallait garder ses réflexions pour elle si elle tenait à rester dans la peau de mademoiselle Lamer.
« Ils le r’trouveront pas, dit Alvin, tant qu’ils le verront pas de leurs yeux, pour de vrai. Quèque chose… leur capsule, l’est pus bonne à rien.
— Elle n’est plus bonne à rien, dit Peggy.
— C’est ça, fit Alvin. On est v’nus pour… nous sommes venus pour… c’est possible de le laisser chez vous ? Cette maison-là, m’dame, je l’ai protégée avec tellement de charmes qu’ils penseront… qu’ils ne penseront même pas à y entrer tant que vous garderez la porte fermée.
— Vous n’avez donc pas d’autres vêtements à lui mettre que cette chemise ? Il s’est mouillé… Vous voulez qu’il attrape froid ?
— Il fait bon, as’soir, dit Horace, et on veut pas aller quérir des vêtements à l’auberge. On va attendre qu’les pisteux s’en reviennent, abandonnent leurs recherches et s’en repartent.
— Très bien, dit Peggy.
— Vaudrait mieux s’remettre à nos ouvrages, dit Po Doggly. Faut que je m’en retourne chez le docteur Physicker.
— Et moi, j’ai dit à la Peg que j’étais au village, alors j’ferais bien de m’y rendre », dit Horace.
Alvin parla tout net à Peggy. « J’serai à la forge, m’zelle Lamer. S’il arrive quelque chose, criez, dans les dix secondes j’aurai monté la colline.
— Merci. Maintenant… s’il te plaît, retourne t’occuper de tes affaires. »
Elle referma la porte. Elle n’avait pas eu l’intention de se montrer aussi abrupte. Mais toute une nouvelle série d’avenirs s’offrait à ses investigations. En dehors d’elle, personne n’avait jamais eu autant d’importance pour la tâche d’Alvin qu’allait en avoir Arthur. Peut-être que le même phénomène se produirait avec tous ceux qu’Alvin toucherait et changerait ; peut-être transformerait-il, en tant que Faiseur, tous ceux qu’il aimait, jusqu’à ce qu’ils partagent avec lui ses heures de gloire, jusqu’à ce qu’ils contemplent le monde à travers les murs grossissants de la Cité de Cristal et observent toutes choses telles que Dieu devait sûrement les voir.
Un coup frappé à la porte. Elle ouvrit.
« D’abord, dit Alvin, évitez d’ouvrir la porte sans connaître qui c’est.
— Je savais que c’était toi », fit-elle. À la vérité, elle n’en savait rien. Elle n’avait même pas réfléchi.
« Ensuite, j’suis resté pour vous écouter verrouiller, mais j’aurais pu attendre longtemps.
— Navrée, dit-elle. J’ai oublié.
— On s’est donné beaucoup d’mal pour sauver ce drôle ce soir, m’zelle Lamer. Asteure, tout dépend d’vous. Seulement jusqu’à tant qu’les pisteux s’en repartent.
— Oui, je sais. » Elle était vraiment désolée et laissa percer son regret dans sa voix.
« Alors, bonne nuit. »
Il restait là, à attendre. Attendre quoi ?
Ah, oui. Qu’elle ferme la porte.
Elle la ferma, la verrouilla puis revint à Arthur Stuart et l’étreignit jusqu’à ce qu’il se débatte pour se dégager. « Tu es sauvé, dit-elle.