— Ben tiens, répondit-il. On s’est donné beaucoup d’mal pour sauver ce drôle ce soir, m’zelle Lamer. »
Elle l’écouta et comprit que quelque chose n’allait pas. De quoi s’agissait-il ? Ah, oui, bien sûr. Alvin venait juste de dire cette phrase. Mais qu’y avait-il de bizarre là-dedans ? Arthur Stuart imitait tout le temps les gens.
Il les imitait tout le temps. Mais cette fois-ci, Arthur Stuart s’était servi de sa propre voix, non de celle d’Alvin. Elle ne l’avait jamais vu agir ainsi. Elle croyait que c’était là son talent, qu’il était un imitateur naturel au point de ne même pas s’apercevoir de ce qu’il faisait.
« Épelle cigale, lui demanda-t-elle.
— C.I.G.A.L.E », répondit-il. Pas avec la voix de l’institutrice mais avec la sienne à lui.
« Arthur Stuart, chuchota-t-elle. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Y a rien qui va pas, m’zelle Lamer, dit-il. J’suis chez moi. »
Il ne savait pas. Il n’avait rien remarqué. N’ayant jamais compris quel parfait imitateur il avait été, il ne se rendait maintenant pas compte que son talent était parti. Il avait toujours la mémoire quasi parfaite de ce que les autres disaient, les mots étaient toujours là. Mais les voix avaient disparu ; ne subsistait que la sienne, celle d’un enfant de sept ans.
Elle l’étreignit encore, plus brièvement. Elle comprenait, à présent. Aussi longtemps qu’Arthur Stuart serait resté lui-même, les pisteurs auraient pu le retrouver et l’emmener en esclavage dans le Sud. La seule façon de le sauver, c’était de le faire cesser d’être totalement lui-même. Alvin ne savait pas, bien sûr, qu’en sauvant Arthur il le privait de son talent, du moins en partie. Pour prix de sa liberté, Arthur n’était plus tout à fait Arthur. Alvin l’avait-il compris, lui ?
« J’suis fatigué, m’zelle Lamer, dit-il.
— Oui, évidemment. Tu peux dormir ici, dans mon lit. Retire-moi cette chemise sale et grimpe sous les couvertures ; tu seras au chaud et en sécurité pour la nuit. »
Il hésitait. Elle regarda dans sa flamme de vie et vit pourquoi ; en souriant, elle lui tourna le dos. Elle entendit un froissement de tissu, un grincement de ressorts et le bruissement d’un petit corps se glissant entre les draps du lit. Puis elle lui refit face, se pencha au-dessus de sa tête posée sur l’oreiller et l’embrassa légèrement sur la joue.
« Bonne nuit, Arthur, dit-elle.
— Bonne nuit », murmura-t-il.
Un instant plus tard, il dormait. Elle s’assit à son bureau et remonta la mèche de sa lampe. Elle allait lire un peu en attendant le retour des pisteurs. Quelque chose pour la calmer le temps qu’ils arrivent.
Mais non, rien à faire. Les mots étaient là, sur la page, mais leur sens lui échappait. Lisait-elle Descartes ou le Deutéronome ? Peu importait. Elle ne pouvait se détacher de la nouvelle flamme de vie d’Arthur. Bien entendu, tous les chemins de son existence avaient changé. Il n’était plus la même personne. Non, ce n’était pas tout à fait exact. Il restait toujours Arthur. Principalement Arthur.
Presque Arthur. Presque celui d’autrefois. Mais pas vraiment.
Cela en valait-il la peine ? Perdre une partie de ce qu’il avait été afin de vivre libre ? Sa nouvelle personnalité était peut-être supérieure à l’ancienne ; mais l’ancien Arthur Stuart avait disparu désormais, définitivement, encore plus sûrement que s’il était parti dans le Sud pour passer le reste de sa vie dans les tourments de l’esclavage, son séjour à Hatrack réduit à l’état de souvenir, puis de rêve, puis d’histoire mythique qu’il aurait racontée aux petits gamins noirs dans les années précédant sa mort.
Idiote ! s’injuria-t-elle intérieurement. Personne ne reste le même aujourd’hui qu’hier. Personne ne garde un corps toujours jeune, un cœur toujours ingénu ou une tête toujours vide. La vie en esclavage l’aurait bien davantage transformé – déformé – que les légères modifications d’Alvin. Arthur Stuart était sûrement davantage lui-même maintenant qu’il ne l’aurait été en Appalachie. D’ailleurs, elle avait vu tous les avenirs sombres contenus jadis dans sa flamme de vie, le goût du fouet, le soleil abrutissant qui lui cognait dessus durant les travaux des champs ou la corde qui l’attendait sur les nombreux chemins où il participait à une révolte d’esclaves, quand il n’en prenait pas la tête et massacrait au lit des dizaines de Blancs. Arthur Stuart était trop jeune pour comprendre ce qui lui arrivait ; mais s’il avait été plus âgé, s’il avait pu choisir, Peggy ne doutait pas qu’il aurait opté pour le genre d’avenir qu’Alvin venait de lui rendre possible.
D’une certaine manière, il avait perdu un peu de lui-même, un peu de son talent et donc un peu des choix qui auraient pu se présenter dans sa vie. Mais en les perdant, il y gagnait tellement plus de liberté.
XIX
Le soc de charrue
Les pisteurs se réveillèrent peu de temps après que les sauveteurs d’Arthur Stuart lui eurent fait repasser la rivière.
« R’garde-moi ça. Les menottes sont toujours fermées. Du bon fer, bien solide.
— Pas grave. Ils ont d’bons charmes pour endormir et pour s’libérer des chaînes, mais ils connaissent donc pas qu’nous autres, les pisteux, on r’trouve toujours un marronneux quand on a éventé not’ gibier ? »
À les voir, on les aurait dits contents de l’évasion d’Arthur Stuart. À la vérité, ces gars-là appréciaient une bonne traque, adoraient montrer aux gens qu’on ne pouvait pas se débarrasser d’un pisteur. Et si jamais il leur arrivait de lâcher une poignée de grenaille de plomb dans un ventre avant la fin de la chasse, ma foi, c’était dans l’ordre des choses, non ? Comme des chiens sur la voie d’un cerf perdant son sang.
Ils suivirent la piste d’Arthur Stuart à travers bois jusqu’à la berge de la rivière. Leurs mines joyeuses s’assombrirent alors brusquement d’un front soucieux. Ils levèrent les yeux et regardèrent de l’autre côté de l’eau, cherchèrent les flammes de vie d’humains encore dehors à cette heure de la nuit, quand tous les honnêtes gens étaient censés dormir. Le pisteur aux cheveux blancs, lui, ne voyait pas assez loin ; mais le brun dit : « J’en aperçois quèques-uns qui s’promènent et quèques autres qui bougent pas. On va r’prendre la piste à Hatrack River. »
Alvin tint le soc de charrue entre ses mains. Il se savait capable de le changer complètement en or ; il avait vu assez d’or dans sa vie pour en connaître la configuration, il pouvait donc montrer aux éléments du fer à quoi se conformer. Mais il savait aussi que ce n’était pas de l’or ordinaire qu’il voulait. Il serait trop mou, et aussi froid que du vulgaire caillou. Non, il voulait quelque chose de nouveau, non pas de l’or obtenu à partir de fer comme un alchimiste pourrait en rêver, mais un or vivant, un or en mesure de garder sa forme et sa force mieux que le fer, mieux que l’acier le plus résistant. De l’or éveillé, conscient du monde alentour… Un soc qui connaîtrait la terre qu’il fendrait pour l’exposer aux feux du soleil.
Un soc d’or qui connaîtrait un homme, en qui cet homme aurait confiance, de la même façon que Po Doggly connaissait Horace Guester et qu’ils se faisaient confiance l’un l’autre. Un soc qui n’aurait pas besoin d’un bœuf pour le tirer, ni de renfort de poids pour l’enfoncer plus profond dans le sol. Un soc qui saurait quel terrain est riche et lequel est pauvre. Une sorte d’or qu’on n’avait encore jamais vue au monde, tout comme le monde n’avait encore jamais vu de lien aussi ténu et invisible que celui qu’Alvin avait filé aujourd’hui entre Arthur Stuart et lui.
Il se mit donc à genoux, gardant en tête la configuration de l’or. « J’te veux comme ça », chuchota-t-il au fer.