« Elle s’est enfuie seulement hier soir d’sa plantation », dit la dame.
Comment elle sait, la dame ? Elle sait tout. Ève, la maman de tous les bébés. Pas le temps de parler, pas le temps de prier, avancer vite, s’appuyer sur la dame blanche, marcher, marcher, marcher jusqu’au bateau qui attend sur l’eau comme dans un rêve, oh ! là ! le bateau, petit bébé, le bateau nous emporte, traverser le Jourdain, la Terre Promise.
Ils étaient au milieu de la rivière lorsque la jeune Noire se mit à trembler, à pousser des cris, à débiter des mots.
« Fais-la taire, dit Horace Guester.
— Y a personne dans les environs, répondit Peggy. Personne nous entend.
— Qu’esse qu’elle raconte ? » demanda Po Doggly. Il élevait des cochons près de l’embouchure de la Hatrack, et l’espace d’un instant Peggy crut qu’il faisait allusion à elle. Mais non, il s’agissait de la fille noire.
« Elle cause dans sa langue d’Afrique, m’est avis, dit Peggy. Sa façon de s’enfuir, à c’te fille, c’est pas rien.
— Avec un bébé, en plusse, approuva Po.
— Oh, l’bébé, fit Peggy. Faut que je l’prenne.
— Pourquoi donc ? demanda papa.
— Par rapport que vous deux, vous allez porter la mère. D’la rive au chariot, toujours bien. Cette enfant-là, elle est plus capable d’mettre un pied d’vant l’autre. »
Ils abordèrent et firent comme elle avait dit. Le vieux chariot de Po ne valait pas grand-chose question confort – une malheureuse couverture de cheval fatiguée, c’était tout le bien-être qu’il offrait –, mais ils y étendirent la fugitive, et si elle s’en formalisa elle n’en montra rien. Horace leva la lanterne bien haut pour la regarder. « T’as ma foi raison, Peggy.
— De quoi ?
— D’la traiter d’enfant. J’suis prêt à jurer qu’elle a pas treize ans. Prêt à l’jurer. Et avec un bébé. T’es sûre que ce bébé, c’est l’sien ?
— J’en suis sûre », fit Peggy.
Po Doggly gloussa. « Oh, vous connaissez comment ils sont, ces moricauds, de vrais lapins, dès qu’ils le peuvent ils y vont. » Il se rappela alors la présence de Peggy. « ’mande pardon, m’dame. On n’a jamais de dame avec nous d’accoutumé, c’est l’premier soir.
— C’est à elle qu’il faut demander pardon, dit Peggy avec froideur. L’bébé est un croisé. L’propriétaire de c’te jeune fille a conçu l’petit sans sa permission. M’est avis que vous m’comprenez.
— T’as pas à causer d’ces choses-là », fit Horace Guester. Il était en colère, pour sûr. « Déjà dommage que tu participes à not’ affaire, en plusse tu connais toutes sortes de choses sus c’te pauvre drôlesse, c’est pas bien d’raconter ses secrets comme ça. »
Peggy se tut et n’ouvrit plus la bouche durant tout le trajet de retour. C’était pareil à chaque fois qu’elle parlait franchement, voilà pourquoi elle ne le faisait presque jamais. Devant la souffrance de la jeune esclave, elle s’était oubliée et en avait trop dit. Maintenant papa songeait à tout ce que sa fille savait de la fugitive noire au bout de quelques minutes et il s’inquiétait de tout ce qu’elle devait savoir sur lui.
Tu veux connaître ce que je sais, papa ? Je sais pourquoi tu fais ça. Tu n’es pas comme Po Doggly, papa, qui n’aime pas spécialement les Noirs mais a horreur de voir enfermer tout ce qui est sauvage. S’il aide les esclaves à monter au Canada, c’est parce qu’il possède en lui ce besoin de leur rendre la liberté. Mais toi, papa, tu le fais pour racheter ton péché secret. Ton joli petit secret qui t’a souri, le cœur en berne, tu aurais pu dire non, mais tu t’en es bien gardé, tu as dit oui, oh oui ! Ça, c’était pendant que maman m’attendait, tu étais parti à Dekane acheter du ravitaillement, tu y es resté une semaine et tu as dû avoir cette femme dix fois en six jours. Je me souviens de chacune de ces fois-là aussi clairement que toi, je te sens rêver d’elle la nuit. Rouge de honte mais brûlant de désir. Je sais parfaitement ce qu’un homme éprouve quand il a tellement envie d’une femme que la peau le démange et qu’il ne tient pas en place. Toutes ces années tu t’en es voulu de ce que tu as fait, d’autant plus que tu chéris ce souvenir, alors tu payes pour ça. Tu risques la prison ou de finir pendu à un arbre en pâture aux corbeaux, non par amour des Noirs mais dans l’espoir peut-être de faire le bien pour que les enfants de Dieu te libèrent du penchant coupable que tu gardes en secret.
Et voilà la meilleure, papa. Si tu savais que je connais ton secret, probable que t’en mourrais, ça te tuerait sur le coup. Et pourtant, si je pouvais te dire, seulement te dire que je sais, alors je pourrais aussi ajouter autre chose, du genre : « Papa, tu ne vois donc pas que c’est là ton talent ? Toi qui t’en es toujours cru dépourvu, eh bien, tu en as un. Celui de donner aux autres le sentiment qu’on les aime. Ils viennent dans ton auberge et ils se sentent comme chez eux. Alors tu l’as vue, cette femme de Dekane, et elle manquait d’affection, elle avait envie de connaître l’effet que tu fais aux gens, grande envie. Et c’est dur, papa, dur de ne pas aimer quelqu’un qui t’aime aussi fort, qui s’accroche à toi comme des nuages à la lune, qui sait que tu vas poursuivre ta route, que tu ne resteras jamais, mais qui a soif d’amour, papa. J’ai cherché cette femme, cherché sa flamme de vie, partout, et je l’ai trouvée. Je sais où elle vit. Elle n’est plus jeune maintenant, comme tu te la rappelles. Mais elle reste toujours belle, belle comme dans ton souvenir, papa. C’est une brave femme, et tu ne l’as pas fait souffrir. Elle se souvient de toi avec tendresse, papa. Elle sait que Dieu vous a pardonné à tous deux. C’est toi qui ne veux pas pardonner, papa.
Quelle tristesse, songea Peggy, de rentrer chez soi dans ce chariot. Papa accomplit une action qui lui vaudrait de passer pour un héros aux yeux de n’importe quelle autre fille. Pour un grand homme. Mais parce que je suis une torche, je connais la vérité. Il n’opère pas une sortie comme Hector devant les portes de Troie, prêt à risquer la mort pour sauver d’autres gens. Il fait ça en catimini comme un chien battu, parce qu’en lui-même il est un chien battu. Il sort en courant pour échapper à un péché que le Seigneur lui aurait pardonné depuis longtemps s’il lui avait rendu la chose possible.
Bientôt, Peggy cessa de se dire que c’était triste pour son père. C’était triste pour à peu près tout le monde, non ? Mais la plupart des gens tristes persistaient dans leur tristesse, ils se cramponnaient à leur malheur comme au dernier baril d’eau en période de sécheresse. Peggy ne faisait pas exception, qui attendait Alvin tout en sachant qu’il ne lui apporterait aucune joie.
Cette fille, là, à l’arrière du chariot, elle était différente. Promise au terrible malheur de perdre son bébé, elle n’avait pas attendu les bras croisés qu’on le lui enlève pour se lamenter ensuite. Elle avait dit non. Tout simplement non, voilà, je ne vous laisserai pas me vendre ce bébé dans le Sud, même à une riche famille. Un esclave de riche reste toujours un esclave, pas vrai ? Et s’il descend dans le Sud, ça veut dire qu’il sera encore plus loin pour s’échapper et gagner le Nord. Peggy suivait les pensées de la fille qui s’agitait et gémissait à l’arrière du chariot.
Encore une chose, pourtant. Cette fille était plus héroïque que papa ou même Po Doggly. Parce qu’elle n’avait pas trouvé d’autre solution pour s’enfuir que de recourir à une sorcellerie puissante dont Peggy n’avait jamais entendu parler. Elle n’avait jamais pensé que les Noirs s’adonnaient à de telles pratiques. Mais c’était la vérité, elle ne l’avait pas rêvé. La fille noire avait volé. Elle avait façonné une poupée de cire, l’avait emplumée et brûlée. Carrément brûlée. Ça lui avait permis de voler loin, un vol long et pénible jusqu’à ce que le soleil se lève, assez loin pour que Peggy l’aperçoive et qu’on lui fasse traverser l’Hio. Mais la fugitive le payait cher.