L’opération lui parut durer une éternité ; tremblant au milieu des flammes, son corps luttait contre la chaleur, cherchait à la canaliser comme une rivière canalise l’eau, afin de la déverser dans l’océan de feu doré du soc. Et à l’intérieur du soc, les atomes se démenaient pour exécuter ce que leur avait demandé Alvin, soucieux de lui obéir quoique ignorants de la marche à suivre. Mais l’appel qu’il leur avait lancé était puissant, trop puissant pour qu’ils ne l’entendent pas ; et il y avait davantage que le simple fait de l’entendre. Comme s’ils reconnaissaient qu’il voulait leur bien. Ils lui faisaient confiance, ils tenaient à devenir le soc de charrue vivant dont il rêvait ; alors, dans un million de poussières de temps si infimes qu’une seconde leur paraissait une éternité, ils essayèrent d’une façon, essayèrent de l’autre, jusqu’à ce que, quelque part dans la lame d’or, une nouvelle configuration apparaisse, qui se savait vivante exactement comme le voulait Alvin. En un instant, la configuration envahit le soc. Il vivait.
Il vivait. Alvin sentit contre son corps replié bouger le soc qui s’ancra dans les braises avant de les trancher, les labourer comme s’il s’agissait d’un champ. Et parce que ce champ était stérile, incapable de porter la vie, le soc remonta aussitôt et se dégagea du feu pour gagner le pourtour de la forge. Il s’était déplacé parce qu’il avait décidé de se trouver ailleurs puis de s’y rendre ; arrivé au bord, il bascula et tomba par terre.
Au supplice, Alvin roula hors du feu et tomba lui aussi, pour s’écraser à son tour sur le sol froid de l’atelier. Maintenant qu’il n’était plus dans la fournaise, son corps gagnait la bataille contre la mort de sa chair, il guérissait comme il avait appris à le faire, sans qu’on ait besoin de le lui dire, de le diriger. Deviens toi-même, tel avait été l’ordre d’Alvin, et la marque de chaque élément vivant de son organisme s’était donc conformée au modèle qu’elle contenait, jusqu’à ce que le corps retrouve son intégrité et sa perfection, fasse peau neuve, sans cals ni brûlures.
Ce qu’il ne pouvait éliminer, c’était le souvenir de la douleur et la faiblesse due aux efforts physiques fournis. Mais il s’en moquait. Tout faible qu’il était, il avait le cœur joyeux car le soc qui reposait par terre à côté de lui était de l’or vivant, non parce qu’il l’avait fait ainsi mais parce qu’il lui avait appris à se faire tout seul.
Les pisteurs ne trouvèrent rien, nulle part dans le village ; pourtant, le pisteur brun ne voyait personne s’enfuir, non, même très loin, à une distance qu’aucun homme ni cheval n’aurait pu atteindre depuis qu’on avait fait évader le gamin. Le petit sang-mêlé avait trouvé un moyen de se cacher d’eux, chose qu’ils savaient parfaitement impossible, mais il n’y avait pas d’autre explication.
Il fallait chercher là où il avait vécu durant toutes ces années. L’auberge, la resserre, la forgerie. Du monde y était encore debout si tard dans la nuit ; pas normal. Ils s’approchèrent de l’auberge puis attachèrent les chevaux en bordure de la route. Ils chargèrent leurs fusils de chasse et leurs pistolets avant de repartir à pied. En passant près de l’auberge ils cherchèrent encore, vérifièrent chaque flamme de vie ; aucune ne correspondait à la capsule.
« La maisonnette avec l’institutrice, fit le pisteur aux cheveux blancs. C’est là qu’était l’drôle quand on l’a trouvé l’aut’ coup. »
Le pisteur brun regarda dans cette direction. Il ne distinguait pas la resserre à travers les arbres, évidemment, mais ce qu’il cherchait, il le vit quand même, arbres ou pas. « Y en a deux là-d’dans, dit-il.
— Alors c’est p’t-être le gamin sang-mêlé, fit l’autre.
— La capsule dit qu’non. » Puis le pisteur brun eut un sourire salace. « Une institutrice célibataire, qui vit toute seule, et elle a d’la visite à c’t’heure de la nuit ? J’connais l’genre de compagnie qu’elle reçoit, et c’est pas un p’tit sang-mêlé.
— Allons-y voir quand même, dit le pisteur aux cheveux blancs. Si jamais t’as raison, elle ira pas s’plaindre qu’on y a cassé sa porte, sinon on racontera c’qui s’passait là-d’dans quand on est entrés. »
Ce qui les fit bien rire. Puis ils se mirent en route au clair de lune vers le logis de mademoiselle Lamer. Ils comptaient donner un coup de pied dans la porte, comme il se doit, et rigoler un bon coup quand l’institutrice se fâcherait et les menacerait.
Le plus drôle, c’est que lorsqu’ils arrivèrent tout près de la maisonnette, ce plan leur sortit proprement de la tête. Ils l’oublièrent tout à fait. Ils se contentèrent de regarder une fois de plus les flammes de vie à l’intérieur pour les comparer avec la capsule.
« Qu’esse qu’on vient faire icitte, sacordjé ? demanda le pisteur aux cheveux blancs. L’gamin est forcément à l’auberge. On connaît qu’il est pas icitte !
— J’pense à quèque chose, fit le brun. P’t-être qu’ils l’ont tué.
— C’est complètement idiot. Pourquoi l’sauver, dans ce cas-là ?
— Comment tu crois qu’ils se sont débrouillés pour qu’on l’voye pas, alors ?
— L’est à l’auberge. Ils ont un charme qui nous empêche de l’voir, j’gage. Une fois qu’on aura ouvert la bonne porte là-bas, on l’verra, et puis voilà. »
Un bref instant, le pisteur brun songea : « Ben alors, pourquoi on regarderait pas dans la maisonnette de l’institutrice, tant qu’on y est, s’ils ont un charme pareil ? Pourquoi on l’ouvrirait pas, c’te porte-là ? »
Mais sitôt formulée, la pensée s’évanouit ; il ne s’en souvenait plus, il ne se souvenait même pas y avoir pensé. Il repartit au petit trot pour rattraper son compagnon. Le gamin sang-mêlé devait être à l’auberge, pour sûr.
Elle aperçut leurs flammes de vie, évidemment, lorsqu’ils s’approchèrent de sa maisonnette, mais Peggy n’eut pas peur. Elle avait exploré la flamme d’Arthur pendant tout ce temps et n’y avait découvert aucun chemin où ils le capturaient. L’avenir d’Arthur recelait bien des dangers – elle avait vu cela – mais aucun mal ne lui arriverait cette nuit. Aussi ne prêta-t-elle que peu d’attention aux deux hommes. Elle sut qu’ils décidaient de repartir ; que le pisteur brun songeait à entrer ; que les charmes l’arrêtaient et le repoussaient. Mais c’était Arthur Stuart qu’elle regardait, fouillant les années à venir.
Puis, soudain, elle fut incapable de se retenir plus longtemps. Elle devait le dire à Alvin, lui dire la joie et le chagrin que causait son intervention. Mais comment faire ? Comment lui annoncer que mademoiselle Lamer était en réalité une torche qui voyait les millions d’avenirs nouveaux dans la flamme de vie d’Arthur Stuart ? Elle ne supportait pas de garder tout cela pour elle. Elle avait pu en parler à madame Modesty, des années plus tôt, lorsqu’elle vivait là-bas et n’avait aucun secret pour elle.
C’était folie de descendre à la forge, sachant qu’elle mourait d’envie de dire à Alvin des choses qui supposaient de lui dévoiler sa véritable identité. Mais elle allait sûrement devenir folle si elle restait entre ces murs, seule avec tout ce savoir qu’elle ne pouvait partager.
Alors seulement, elle regarda dans la flamme de vie d’Alvin ; alors seulement, elle vit la terrible souffrance qu’il avait endurée à peine quelques instants plus tôt. Pourquoi n’avait-elle rien remarqué ? Pourquoi n’avait-elle rien vu ? Alvin venait de franchir un seuil, le plus important de son existence ; il avait réellement accompli un grand acte de Faiseur, apporté quelque chose de nouveau au monde, et elle n’avait rien vu. Quand il avait affronté le Défaiseur, alors qu’elle vivait au loin, à Dekane, elle avait assisté à son combat, et aujourd’hui qu’elle se trouvait à deux pas, pourquoi ne s’était-elle pas tournée vers lui ? Pourquoi n’avait-elle rien su de sa souffrance quand il se tordait dans les flammes ?