Выбрать главу

C’était peut-être la resserre. Une fois déjà, près de dix-neuf ans plus tôt, le jour où Alvin était né, la resserre avait émoussé son talent et l’avait endormie jusqu’à ce qu’il fût presque trop tard. Mais non, ce n’était pas possible, l’eau ne passait plus dans la maisonnette et le feu de la forge était bien plus puissant.

C’était peut-être le Défaiseur lui-même, venu la gêner. Mais elle eut beau fouiller de sa vision de torche, elle ne découvrit aucune ombre louche parmi les couleurs du monde alentour, pas à proximité en tout cas. Rien qui aurait pu la rendre aveugle.

Non, ce devait être la nature de ce que faisait Alvin qui l’avait aveuglée. De même qu’elle n’avait pas vu comment il allait se dépêtrer de son affrontement avec le Défaiseur des années auparavant, de même qu’elle n’avait pas vu comment il allait transformer le jeune Arthur Stuart sur le bord de l’Hio cette nuit, elle n’avait pas vu à quoi il se livrait dans la forge. L’acte particulier de Faiseur qu’il avait accompli là n’appartenait pas aux avenirs perceptibles par son talent.

En irait-il toujours ainsi ? Resterait-elle aveugle quand il accomplirait sa tâche la plus importante ? Elle en conçut de la colère, et aussi de la peur ; à quoi bon mon talent, s’il m’abandonne au moment où il m’est le plus nécessaire ?

Non. Il ne m’a pas été vraiment nécessaire aujourd’hui. Alvin pouvait se passer de moi et de ma vision lorsqu’il est monté dans le feu. Mon talent ne m’a jamais abandonnée quand il m’était vraiment nécessaire. J’éprouve seulement de la frustration.

Bon, maintenant Alvin a besoin de moi, songea-t-elle. Elle descendit la pente avec précaution, en prenant garde où elle mettait les pieds ; la lune était faible, l’obscurité profonde, aussi le sentier était-il traître. Lorsqu’elle passa l’angle de la forgerie, la lumière du brasier qui en sortait et inondait les abords l’éblouit presque ; une lumière si rouge que l’herbe paraissait d’un noir luisant et non verte.

À l’intérieur, Alvin gisait recroquevillé par terre, tourné vers la forge, loin de Peggy. Il respirait péniblement, par saccades. Endormi ? Non. Il était nu ; il lui fallut un moment pour comprendre que ses vêtements avaient dû brûler sur lui dans la fournaise. Lui n’avait rien remarqué au milieu de ses souffrances et n’en gardait donc pas la mémoire ; voilà pourquoi elle n’avait rien aperçu lorsqu’elle avait cherché des souvenirs dans sa flamme de vie.

Il avait la peau excessivement pâle et lisse. Plus tôt dans la journée, elle l’avait vue brune, hâlée par l’ardeur du soleil et de la forge. Plus tôt dans la journée, elle l’avait vue calleuse, parsemée de cicatrices d’étincelles ou de fer rouge, accidents courants lorsqu’on passe son temps devant le feu. Pourtant, son épiderme était à présent aussi net que celui d’un bébé, et elle ne put se retenir ; elle pénétra dans l’atelier, s’agenouilla près d’Alvin et lui effleura doucement le dos, de l’épaule jusqu’à la bande de chair étroite au-dessus de la hanche. Il avait la peau si douce qu’elle se sentait les mains rudes, comme si elle l’abîmait en la touchant.

Il laissa échapper une longue expiration, un soupir. Elle retira la main.

« Alvin, dit-elle, tu vas bien ? »

Il bougea le bras ; il caressait quelque chose blotti contre lui qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là : une tache jaune pâle dans l’ombre double de son corps et de la forge. Un soc de charrue en or.

« L’est vivant », murmura-t-il.

Comme pour lui répondre, elle vit le soc remuer doucement sous sa main.

* * *

Bien entendu, ils ne frappèrent pas. À cette heure de la nuit ? Les autres comprendraient tout de suite qu’il ne s’agissait pas d’un voyageur de raccroc mais forcément des pisteurs. Cogner à la porte leur donnerait l’éveil, ils tenteraient d’emmener le gamin ailleurs.

Mais le pisteur brun ne s’embarrassa pas d’essayer le loquet. Il lança le pied et la porte s’abattit à l’intérieur, arrachant du même coup le gond supérieur. Puis, le fusil pointé, il entra prestement et jeta un regard circulaire dans la salle commune. Le feu se mourait dans l’âtre, aussi la lumière était-elle chiche, mais ils se rendirent néanmoins compte qu’il n’y avait personne.

« J’surveille l’escalier, dit le pisteur aux cheveux blancs. Va voir derrière si on cherche pas à s’enfuir par là. »

Le pisteur brun dépassa aussitôt la cuisine et l’escalier pour gagner la porte de derrière qu’il ouvrit à la volée. L’autre était déjà à mi-escalier lorsqu’elle se referma.

Dans la cuisine, la Peg sortit à quatre pattes de dessous la table. Aucun des intrus n’avait pris la peine de s’arrêter à l’entrée de l’office. Elle ignorait qui c’était, bien sûr, mais elle espérait, oui, elle espérait que les pisteurs s’en revenaient en douce parce qu’Arthur Stuart avait trouvé moyen – par quel miracle ? – de s’échapper et qu’ils ne savaient pas où le trouver. Elle ôta ses chaussures et marcha aussi silencieusement que possible de la cuisine à la salle commune, où Horace gardait un fusil chargé au-dessus de la cheminée. Elle leva la main et le décrocha, mais ce faisant elle renversa une bouilloire en fer blanc qu’on avait laissée chauffer près du feu plus tôt dans la soirée. La bouilloire produisit un bruit retentissant ; de l’eau chaude se répandit sur ses pieds nus ; elle ne put s’empêcher de sursauter.

Aussitôt, elle entendit des pas dans l’escalier. Ignorant sa douleur, elle courut au bas des marches, juste à temps pour voir descendre le pisteur aux cheveux blancs. Il avait un fusil de chasse braqué droit sur elle. De toute sa vie, elle n’avait jamais tiré sur un être humain, mais elle n’hésita pas une seconde. Elle pressa la détente ; le fusil lui recula dans le ventre, lui coupa le souffle et la rejeta contre le mur à côté de la porte de la cuisine. Elle y prit à peine garde. Tout ce qu’elle voyait, c’était le pisteur, toujours debout, dont la figure se détendait jusqu’à paraître aussi stupide qu’une vache. Puis des fleurs rouges s’épanouirent sur le devant de sa chemise, et il s’écroula à la renverse.

Tu ne voleras plus jamais d’enfant à sa maman, se dit la Peg. Tu n’emmèneras plus jamais de force un autre Noir pour qu’il passe sa vie à baisser la tête sous les coups de fouet. Je t’ai tué, pisteur, et je crois que le Seigneur s’en réjouit. Mais même si je vais en enfer pour ça, je suis bien contente.

Toute à le regarder, elle ne remarqua pas que la porte de derrière restait entrouverte, retenue par le canon de fusil du pisteur brun, pointé dans sa direction.

* * *

Alvin tenait tellement à dire à Peggy ce qu’il avait accompli qu’il ne prêta guère attention à sa nudité. Elle lui tendit le tablier de cuir qui pendait à un crochet du mur, et il le passa par habitude, sans réfléchir. Elle l’écoutait à peine parler ; ce qu’il racontait, elle le savait déjà par sa flamme de vie. Mais elle le regardait, songeuse. Le voici Faiseur désormais, en partie grâce à ce que je lui ai appris. J’en ai peut-être terminé à présent, je vais peut-être vivre ma propre vie ; mais peut-être que non, peut-être n’en suis-je qu’au début et vais-je maintenant pouvoir le traiter en homme, non plus en élève ni en pupille. Alvin semblait irradier d’un feu intérieur et, à chaque pas qu’il faisait, le soc réagissait, non pas en le suivant ni en se mettant dans ses jambes mais en glissant sur une trajectoire qui évoquait une orbite autour de son créateur, assez loin pour ne pas le gêner, assez près cependant pour lui servir en cas de besoin ; comme s’il faisait partie d’Alvin sans lui être attaché.