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« Je sais, dit Peggy. Je comprends. Tu es un Faiseur à présent.

— C’est plusse que ça ! s’écria-t-il. C’est la Cité de Cristal. J’connais comment la construire, asteure, m’zelle Lamer. Comprenez, la ville, c’est pas les tours de cristal que j’ai vues ; la ville, c’est l’monde qu’y a d’dans, et si j’veux la construire, faut que j’trouve les genses qui doivent y habiter, des genses aussi vaillants et loyaux qu’ce soc, des genses qui en ont assez rêvé eux aussi pour vouloir la bâtir et qui continueront d’la bâtir même si j’suis pas là. Vous comprenez, m’zelle Lamer ? La Cité de Cristal, c’est pas un ouvrage pour un seul Faiseur. C’est une cité de Faiseurs ; faut que j’trouve toutes sortes de genses et que j’arrive à en faire des Faiseurs. »

Elle sut en l’entendant que c’était effectivement la tâche pour laquelle il était né – et l’œuvre qui lui briserait le cœur. « Oui, dit-elle. C’est vrai. Je le sais. » Et rien n’y fit, elle ne put prendre la voix de mademoiselle Lamer, calme, froide et distante. Elle resta elle-même, exprima sincèrement ses sentiments. Elle se consumait à l’intérieur du feu qu’Alvin y avait allumé.

« V’nez avec moi, m’zelle Lamer, dit Alvin. Vous connaissez tant d’choses et vous m’apprenez si bien… J’ai b’soin d’votre aide. »

Non, Alvin, pas ces mots-là. Pour ces mots-là je te suivrai, oui, mais prononce les autres, ceux que je désire tellement entendre. « Comment puis-je t’apprendre ce que tu es seul à savoir faire ? lui demanda-t-elle, s’efforçant de parler d’une voix calme et mesurée.

— Mais c’est pas seulement pour m’apprendre, ça j’peux l’faire tout seul. C’que j’ai fait c’te nuit, c’est si dur… J’ai b’soin d’vous avoir avec moi. » Il avança d’un pas vers l’institutrice. À son tour, le soc d’or glissa sur le sol vers elle, puis derrière elle ; s’il marquait la limite extérieure de l’influence d’Alvin, alors elle se trouvait à présent bel et bien incluse dans le vaste cercle.

« Tu as besoin de moi pour quoi faire ? » demanda Peggy. Elle refusait de regarder dans sa flamme de vie, refusait de voir s’il existait une chance ou non qu’il puisse un jour… Non, elle refusait même de s’avouer ce qu’elle désirait en ce moment, de peur de découvrir la chose impossible, découvrir qu’elle ne se produirait jamais, que cette nuit tous ces chemins-là s’étaient pour quelque raison irrémédiablement fermés. En vérité, s’aperçut-elle, c’était l’un des motifs qui l’avaient poussée à explorer si longuement les nouveaux avenirs d’Arthur ; il allait être si proche d’Alvin qu’à travers ses yeux elle voyait une bonne partie de son grand et terrible avenir, sans jamais savoir ce qu’elle aurait appris en explorant directement la flamme de vie du jeune homme ; la flamme d’Alvin lui aurait montré si, dans ses nombreux avenirs, il s’en trouvait un où il l’aimait, l’épousait et lui plaçait entre les bras son corps tendre et parfait pour lui donner et recevoir d’elle ce présent que les amants sont seuls à partager.

« V’nez avec moi, répéta-t-il. J’imagine même pas continuer sans vous, m’zelle Lamer. Je…» Il rit de lui-même. « J’connais même pas vot’ petit nom.

— Margaret, dit-elle.

— J’peux vous appeler comme ça ? Margaret… vous viendrez avec moi ? J’connais qu’vous êtes pas c’que vous paraissez, mais j’me fiche de l’air que vous avez par en dessous tous vos charmes. J’sens qu’vous êtes la seule personne qui m’connaît tel que j’suis vraiment et je…»

Il cherchait ses mots. Elle attendait qu’il les prononce.

« J’vous aime, lâcha-t-il. Quand bien même vous m’prenez pour un gamin. »

Elle lui aurait peut-être répondu. Elle lui aurait peut-être dit qu’elle savait qu’il était un homme et qu’elle était la seule femme capable de l’aimer sans l’idolâtrer, la seule véritable compagne possible pour lui. Mais dans le silence qui suivit ses paroles et avant qu’elle puisse lui répondre, retentit un coup de fusil.

Elle pensa aussitôt à Arthur Stuart, mais il ne lui fallut qu’un instant pour constater que sa flamme brillait paisiblement ; il dormait, plus haut dans sa maisonnette. Non, la détonation venait de plus loin. Elle projeta sa vision de torche jusqu’à l’auberge et, là, découvrit la flamme d’un homme sur le point de mourir ; il regardait une femme debout au pied de l’escalier. C’était sa mère, elle tenait un fusil de chasse.

La flamme de l’homme faiblit, mourut. Peggy regarda aussitôt dans celle de sa mère et vit, derrière ses pensées, ses émotions et ses souvenirs, un million de chemins d’avenir qui se mélangeaient les uns les autres, qui changeaient sous ses yeux pour n’en plus former qu’un seul menant à une seule issue. Un éclair de douleur atroce, puis plus rien.

« Mère ! cria-t-elle. Mère ! »

Le futur devint alors le présent ; la flamme de vie de la Peg s’était éteinte avant que la détonation du second coup de fusil ne parvienne à la forge.

* * *

Alvin avait du mal à croire ce qu’il disait pourtant à mademoiselle Lamer. Jusqu’à cet instant, avant qu’il ne parle, il ignorait ses sentiments envers elle. Il avait si peur qu’elle se moque de lui, si peur qu’elle lui objecte qu’il était bien trop jeune, qu’avec le temps il s’en remettrait.

Mais au lieu de lui répondre, elle marqua une brève pause, pendant laquelle éclata un coup de feu. Alvin sut tout de suite qu’il provenait de l’auberge ; il remonta le bruit par l’intermédiaire de sa bestiole et en trouva l’origine, un homme mort qu’on ne pouvait déjà plus sauver. Puis, quelques secondes plus tard, un autre coup de feu, et il découvrit alors une autre personne en train de mourir, une femme. Il reconnut ce corps de l’intérieur ; ce n’était pas une étrangère. Ce ne pouvait être que la Peg.

« Mère ! cria mademoiselle Lamer. Mère !

— C’est la Peg Guester ! » cria Alvin.

Il vit mademoiselle Lamer déchirer le col de sa robe, plonger la main dedans et en sortir les amulettes qui y pendaient. Elle les arracha de son cou en se coupant vilainement sur les ficelles qui se cassaient. Alvin n’en croyait pas ses yeux : une jeune femme, guère plus âgée que lui, et jolie malgré la terreur et le chagrin qui la défiguraient.

« C’est ma mère ! s’écria-t-elle. Alvin, sauve-la ! »

Il ne perdit pas une seconde. Il se rua hors de la forge, courut sans bottes sur l’herbe puis sur la route, indifférent au sol raboteux et aux cailloux qui lui entaillaient la peau toute nouvelle et tendre des pieds. Le tablier de cuir se prenait et s’emmêlait dans ses genoux ; il le releva et le tordit de côté pour ne plus être gêné. Sa bestiole lui avait appris qu’il était déjà trop tard pour sauver la Peg, mais il courait malgré tout, parce qu’il devait essayer, même s’il savait qu’il n’y avait aucune raison pour ça. Puis elle mourut, et il courait toujours parce qu’il rejetait l’idée de ne pas se précipiter où cette brave femme, son amie, gisait morte.

Son amie et la mère de mademoiselle Lamer. Ça n’était possible que si elle était la torche enfuie sept ans plus tôt. Mais alors, si elle était la torche exceptionnelle qu’on prétendait dans le pays, pourquoi n’avait-elle pas vu ce qui allait arriver ? Pourquoi n’avait-elle pas regardé dans la flamme de vie de sa mère et prévu sa mort ? Ça n’avait pas de sens.

Il y avait un homme sur la route devant lui. Un homme qui filait de l’auberge vers des chevaux attachés à des arbres un peu plus loin. L’homme qui avait tué la Peg, Alvin le savait et ça lui suffisait. Il accéléra l’allure, courut plus vite qu’il n’avait jamais couru sans puiser ses forces dans la forêt environnante. L’homme l’entendit arriver, peut-être à trente yards de distance, et se retourna.