« Toi, l’forgeron ! lança le pisteur brun. J’suis bien content d’te tirer toi aussi ! »
Il tenait un pistolet à la main ; il fit feu.
Alvin prit la balle dans le ventre. Il ne s’en soucia pas. Son corps se mit aussitôt à réparer les dégâts, mais il n’y aurait pas attaché autrement d’importance s’il s’était vidé de son sang. Il ne ralentit même pas l’allure ; il rentra dans l’homme, le culbuta, lui atterrit dessus et glissa avec lui sur dix pieds en travers de la route. L’homme cria de peur et de douleur. Cet unique cri fut le dernier son qu’il produisit ; dans sa rage, Alvin lui saisit la tête d’une telle poigne qu’un petit coup sec de l’autre main contre la mâchoire suffit à lui briser net le cou en deux. L’homme était déjà mort, mais Alvin s’acharnait à lui cogner la tête à coups de poing jusqu’à ce que ses bras, sa poitrine et son tablier de cuir se couvrent de sang, et que le crâne du pisteur, défoncé, ressemble aux tessons d’une poterie qu’on aurait laissée tomber par terre.
Ensuite, Alvin resta agenouillé sur place, la tête abrutie de fatigue et de colère assouvie. Au bout d’une minute ou à peu près, il se souvint que la Peg gisait toujours sur le sol de l’auberge. Il savait qu’elle était morte, mais où aller ailleurs ? Lentement, il se remit debout.
Il entendit des chevaux s’approcher sur la route du village. À cette heure de la nuit, des coups de feu ne pouvaient annoncer que des ennuis. Des gens venaient voir. Ils allaient trouver le corps du pisteur, ils passeraient à l’auberge. Pas la peine qu’Alvin s’attarde pour les accueillir.
Dans la salle commune, Peggy était déjà agenouillée sur le cadavre de sa mère, secouée de sanglots et essoufflée de sa course jusqu’à l’auberge. Alvin ne fut certain qu’il s’agissait d’elle que par sa robe ; il n’avait aperçu son visage qu’une seule fois, l’espace d’une seconde à la forge. Elle se retourna lorsqu’elle le vit entrer. « Où étais-tu ? Pourquoi ne l’as-tu pas sauvée ? Tu aurais pu la sauver !
— J’aurais jamais pu », répondit Alvin. Elle avait tort de dire des choses pareilles. « Y avait pas l’temps.
— Tu aurais dû regarder ! Tu aurais dû voir ce qui allait arriver ! »
Alvin ne la comprenait pas. « J’peux pas voir c’qui va arriver, dit-il. Ça, c’est vot’ talent à vous. »
Elle se mit alors à pleurer ; il ne s’agissait plus de sanglots secs comme au moment où il était entré, mais de hurlements de douleur, profonds et déchirants. Alvin ne savait pas quoi faire.
La porte s’ouvrit derrière lui.
« Peggy, souffla Horace Guester. ’tite Peggy. »
Peggy leva les yeux vers son père, la figure tellement baignée de larmes, déformée et rougie que la reconnaître tenait du prodige. « Je l’ai tuée ! s’écria-t-elle. Je n’aurais jamais dû partir, papa ! Je l’ai tuée ! »
Alors seulement, Horace comprit que c’était le corps de sa femme qui gisait là. Alvin le vit se mettre à trembler, à geindre puis à se lamenter bruyamment, d’une voix aiguë, comme un chien blessé. Il n’avait jamais assisté à un tel chagrin. Mon père a-t-il crié comme ça quand mon frère Vigor est mort ? A-t-il autant gémi quand il nous a crus, Mesure et moi, torturés par les hommes rouges ?
Il avança les bras vers Horace pour le tenir serré par les épaules, puis il le mena jusqu’à Peggy et l’aida à s’agenouiller près d’elle. Tous deux continuaient de pleurer et rien n’indiquait qu’ils avaient chacun conscience de la présence de l’autre. Tout ce qu’ils voyaient, c’était le corps de la Peg étalé par terre ; Alvin était même incapable de dire le martyre qu’ils s’infligeaient en se rendant personnellement responsables de sa mort.
Au bout d’un moment, le shérif entra. Il avait déjà découvert le cadavre du pisteur brun dehors et il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre exactement ce qui s’était passé. Il prit Alvin à l’écart. « C’est d’la légitime défense ou je m’y connais pas, lui dit-il, et j’te ferai pas passer une seule minute en prison pour ça. Mais j’te garantis qu’la loi d’Appalachie rigole moins avec la mort d’un pisteux, et l’traité les autorise à monter icitte, à t’attraper et t’ramener là-bas pour te juger. C’que j’te dis, mon gars, c’est qu’tu ferais bien de foutre ton camp dans les deux, trois jours si tu tiens à sauver ta peau.
— J’partais, de toute manière, dit Alvin.
— J’connais pas comment t’as fait ça, dit Pauley Wiseman, mais j’ai dans l’idée que c’te nuit t’as r’pris le p’tit moricaud aux pisteux et qu’tu l’as caché quèque part dans l’coin. J’te préviens, Alvin, quand tu partiras, vaudrait mieux que t’emmènes le drôle avec toi. Emmène-le au Canada. Mais si j’revois sa figure, j’te l’expédie moi-même dans l’Sud. C’est c’gamin qu’est la cause de tout ça ; j’en suis malade, une brave Blanche qu’est morte par la faute d’un p’tit sang-mêlé à moitié noir.
— J’vous conseille d’jamais répéter une chose pareille devant moi, Pauley Wiseman. »
Le shérif se contenta de secouer la tête et s’éloigna. « C’est pas normal, fit-il. Pour vous autres, les macaques, c’est comme des genses. » Il se retourna pour faire face à Alvin. « J’me fiche pas mal de c’que tu penses de moi, Alvin Smith, mais j’vous donne, au p’tit moricaud et à toi, une chance de rester en vie. J’espère que t’as assez d’jugeote pour la saisir. Et en attendant, tu pourrais aller m’laver tout ce sang et quérir quèques vêtements à t’mettre sus l’dos…»
Alvin retourna sur la route. D’autres gens s’en venaient à présent ; il ne leur accorda aucune attention. Seul Mock Berry parut comprendre ce qui se passait. Il l’emmena chez lui. Anga le lava et Mock lui donna des vêtements. L’aube était proche lorsqu’Alvin regagna la forge.
Conciliant se tenait assis sur un tabouret dans l’encadrement de la porte, il regardait le soc d’or. Le soc reposait par terre, tranquille comme tout, devant la forge.
« Ça, c’est de l’ouvrage pour passer compagnon, dit Conciliant.
— M’est avis », fit Alvin. Il s’approcha du soc et baissa les bras. Le soc lui bondit carrément dans les mains – il n’était pas lourd du tout à présent –, mais si Conciliant remarqua qu’il avait sauté de lui-même avant qu’Alvin ne le touche, il n’en dit rien.
« J’ai tout un tas d’ferraille, dit le forgeron. J’te demande même pas de partager d’moitié avec moi. Laisse-moi seulement quèques bricoles quand tu les vireras en or.
— J’vire plus l’fer en or », dit Alvin.
Conciliant se mit en colère. « C’est de l’or, maudit couillon ! C’te soc que t’as fait là, ça veut dire plus jamais avoir faim, plus jamais avoir besoin de travailler, vivre dans l’confort et plus dans c’te maison délabrée là-haut ! Ça veut dire des nouvelles robes pour Gertie et p’t-être un costume pour moi ! Ça veut dire l’monde au village qui m’dira bonjour et touchera son chapeau comme pour un gentleman. Ça veut dire rouler en voiture comme le docteur Physicker et aller à Dekane, à Carthage, partout où ça m’chante sans m’inquiéter de combien ça coûte. Et tu m’racontes que tu vas plus faire d’or ? »
Alvin savait que lui expliquer ne servirait à rien, mais il essaya quand même. « C’est pas de l’or ordinaire, m’sieur. C’est un soc qu’est vivant ; j’laisserai personne le fondre pour en faire des pièces de monnaie. À c’que j’crois, même çui qui l’voudrait arriverait pas à l’fondre. Alors r’culez-vous et laissez-moi passer.