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« C’te fois, ça va être long, Arthur Stuart, dit Alvin. On va jusque chez ma parenté, à Vigor Church.

— On va marcher tout l’chemin ?

— Moi, j’vais marcher. Toi, tu vas t’faire porter.

— Hue donc ! » s’écria Arthur Stuart.

Alvin s’élança au petit trot, mais bientôt il courait à toute allure. Il ne posa jamais le pied sur la route, pourtant. Il préféra couper à travers champs, à travers prés, par-dessus les barrières, et s’enfoncer dans les bois dont il subsistait encore de vastes étendues ici et là dans les états de l’Hio et de la Wobbish, entre lui et sa famille. Le chant vert était beaucoup plus faible qu’au temps où les Rouges l’écoutaient seuls. Mais il demeurait encore assez puissant pour qu’Alvin Smith le forgeron l’entende. Il s’abandonna à son rythme et courut à la façon des hommes rouges. Quant à Arthur Stuart… peut-être entendait-il lui aussi un peu du chant vert, suffisamment pour le bercer et l’endormir là, sur son dos. Le monde n’existait plus. Il n’y avait qu’Alvin, Arthur Stuart, le soc d’or… et la terre entière qui chantait autour de lui. Je suis compagnon à la journée maintenant Et c’est ma première journée.

XX

Le départ de Chicaneau

Chicaneau Planteur avait à faire en ville. Il enfourcha son cheval de bonne heure par ce beau matin de printemps ; il laissait épouse et esclaves, demeure et terres, sachant qu’il tenait bien tout en main, sous sa seule autorité.

Vers midi, après maintes visites agréables et autant d’affaires heureusement conclues, il fit halte au magasin du receveur des postes. Trois lettres l’y attendaient Deux étaient de vieux amis, la troisième du révérend Philadelphia Thrower, envoyée de Carthage, capitale de la Wobbish.

Les vieux amis pouvaient patienter. La lettre du révérend donnait sûrement des nouvelles des pisteurs qu’il avait engagés, pourtant il ne voyait pas pourquoi elle venait de Thrower et non des pisteurs eux-mêmes. Il y avait peut-être des ennuis. Peut-être devrait-il monter dans le Nord pour apporter son témoignage, en fin de compte. Bah, s’il le faut, j’irai, se dit Chicaneau. J’abandonnerai avec joie les quatre-vingt-dix-neuf brebis, comme l’a dit Jésus, afin de ramener celle qui s’est égarée.

C’étaient de mauvaises nouvelles. Les deux pisteurs morts, ainsi que la femme de l’aubergiste qui prétendait avoir adopté le fils volé de Chicaneau, son premier fils. Bon débarras, se dit-il, et il ne s’apitoya pas une seconde sur le sort des pisteurs ; c’étaient des mercenaires et ils comptaient moins à ses yeux que ses esclaves, puisqu’ils ne lui appartenaient pas. Non, c’est à la lecture des dernières nouvelles, les plus graves, qu’il sentit ses mains trembler et son souffle s’arrêter. L’homme qui avait tué l’un des pisteurs, un apprenti forgeron du nom d’Alvin, il s’était enfui au lieu de passer en jugement… Et il avait emmené avec lui le fils de Chicaneau.

Il m’a pris mon fils. Et le plus affreux dans la lettre de Thrower, c’était ceci : J’ai connu l’individu Alvin lorsqu’il n’était qu’un enfant et déjà un suppôt du diable. Il est le pire ennemi au monde de notre Ami commun et il détient désormais votre bien le plus précieux. J’aurais aimé vous communiquer de meilleures nouvelles. Je prie pour vous, de crainte qu’on ne convertisse votre fils en un adversaire dangereux et implacable de l’œuvre sacrée de notre Ami.

Après de telles nouvelles, comment Chicaneau pouvait-il encore vaquer aux affaires qui lui restaient à régler ce jour-là ? Sans un mot au receveur des postes ni à quiconque, il fourra les lettres dans sa poche, sortit, se mit en selle et prit la direction de chez lui. Pendant tout le chemin, son cœur balançait entre rage et peur. Comment ces salauds d’abolitionnistes du Nord avaient-ils pu laisser le pire ennemi du Surveillant lui voler son esclave, son fils, sous leur nez ? J’irai dans le Nord, je les ferai payer, je retrouverai le gamin, je… Puis il pensait tout d’un coup à ce que dirait le Surveillant si jamais Il revenait. Et s’il me méprisait à présent, s’il ne revenait plus ? Ou pire, s’il venait et me reprochait de manquer d’empressement à Le servir ? Ou s’il me déclarait indigne et m’interdisait de prendre d’autres femmes noires ? Comment vivre autrement qu’à Son service, quel autre sens donner à ma vie ?

Puis à nouveau la rage, une rage terrible, blasphématoire, qui lui faisait crier au plus profond de son âme : ô mon Surveillant ! Pourquoi avez-Vous laissé pareil méfait se commettre ? Vous auriez pu l’empêcher d’un seul mot, si Vous êtes réellement le Seigneur !

Puis la terreur : quelle horreur, douter de la puissance du Surveillant ! Non, pardonne-moi, je suis Ton esclave fidèle, ô Maître ! Pardonne-moi, j’ai tout perdu, pardonne-moi !

Pauvre Chicaneau. Il allait bientôt comprendre ce qu’il en était de tout perdre.

Il arriva chez lui et fit tourner sa monture dans la longue allée montant à la maison, mais comme le soleil tapait dur il resta dans l’ombre des chênes qui bordaient la route au sud. Peut-être que s’il s’était approché au milieu de l’allée on l’aurait aperçu plus tôt. Peut-être alors n’aurait-il pas entendu crier une femme dans la maison à l’instant même où il sortait du couvert des arbres.

« Dolorès ! appela-t-il. Y a quelque chose qui n’va pas ? »

Pas de réponse.

Là, il eut peur. Dans sa tête défilèrent des images de maraudeurs, de voleurs ou autres entrés par effraction chez lui durant son absence. Peut-être avaient-ils déjà tué Sanglade et faisaient-ils maintenant subir le même sort à sa femme. Il éperonna son cheval et fit le tour de la maison à bride abattue pour gagner l’arrière.

Juste à temps pour voir un grand Noir filer par la porte de derrière vers le quartier des esclaves. Il ne le reconnut pas, à cause de son pantalon qu’il n’avait pas enfilé – ni aucun autre vêtement d’ailleurs – mais qu’il tenait comme une bannière qui lui flottait dans la figure pendant qu’il courait vers les cases.

Un Noir sans pantalon qui sort à toutes jambes de ma maison, où une femme a crié. Un instant, Chicaneau fut partagé entre le désir de poursuivre le Noir pour le tuer de ses mains nues et le besoin de monter voir Dolorès, de s’assurer qu’elle allait bien. Était-il arrivé à temps ? Avait-elle évité la souillure ?

Chicaneau bondit dans l’escalier et ouvrit à la volée la porte de la chambre de sa femme. Dolorès était allongée dans son lit, les couvertures remontées jusque sous le menton, qui le regardait avec des yeux écarquillés et craintifs.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? s’écria Chicaneau. Tu vas bien ?

— Évidemment, j’vais bien ! répondit-elle sèchement. Qu’esse tu fais à la maison ? »

Ça n’était pas la réponse qu’on attendait d’une femme qui venait de crier d’effroi. « Je t’ai entendue appeler, dit-il. Tu ne m’as donc pas entendu répondre ?

— J’entends tout d’ici, dit Dolorès. Je n’ai rien d’autre à faire dans la vie que d’rester allongée et d’écouter. J’entends tout ce qui s’dit dans cette maison et tout ce qui s’fait. Oui, je t’ai entendu appeler. Mais ce n’est pas à moi que tu répondais. »

Chicaneau était surpris. Elle avait l’air en colère. Elle ne lui avait jamais parlé sur ce ton jusqu’ici. Ces derniers temps elle ne lui avait guère parlé, d’ailleurs : elle était toujours endormie quand il prenait son petit déjeuner, et leurs repas en commun se passaient dans le silence. Maintenant cette colère… Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?