— Y a qu’vous à qui je l’ai fait voir.
— Vous êtes pas un gentleman, Chicaneau.
— Il y a aussi la question des jeunes esclaves, dit le pasteur baptiste. Ils semblent avoir la peau remarquablement claire, quand on sait que vos reproducteurs sont noirs comme jais.
— C’est un miracle de Dieu, dit Chicaneau. Le Seigneur éclaircit la race noire. »
Le shérif glissa un papier à Chicaneau. « Voici le transfert de propriété de tous vos biens – esclaves, bâtiments et terrains – à l’ordre d’une société par actions composée de vos anciens voisins. »
Chicaneau lut le papier. « Cet acte dit : “tous les esclaves présents sur le domaine”, fit-il. J’ai des droits sur un p’tit marronneur dans l’Nord.
— On s’occupe pas d’ça. Il est à vous si vous le r’trouvez. J’espère que vous avez remarqué que l’acte stipule aussi de jamais r’venir dans ce comté ni dans ceux d’à côté pour l’restant d’vos jours.
— J’ai lu ça, dit Chicaneau.
— J’vous garantis que si vous manquez à cet arrangement, vot’ vie ne vaudra pas lourd. Même un shérif comme moi, consciencieux et dur à l’ouvrage, pourrait pas vous protéger de c’qui arriverait.
— Vous avez dit : pas de menaces, murmura le prêtre.
— Chicaneau a b’soin d’connaître les conséquences, dit le shérif.
— J’reviendrai pas, dit Chicaneau.
— Priez Dieu qu’il vous pardonne, fit le pasteur.
— Comptez-y. » Chicaneau signa le papier.
Le soir même il partait à cheval, une traite de vingt-cinq mille piastres en poche, des vêtements de rechange et des provisions pour une semaine sur une bête de charge qui suivait. Personne ne lui dit au revoir. Les esclaves chantaient des chansons d’allégresse dans les cases derrière lui. Son cheval fertilisa le bout de l’allée. Et Chicaneau n’avait qu’une pensée en tête. Le Surveillant me déteste, sinon rien de tout ça ne serait arrivé. Il n’y a qu’un moyen de regagner Son amour. C’est de trouver cet Alvin Smith, de le tuer et de reprendre mon petit, le dernier esclave qui m’appartienne encore.
Ensuite, ô mon Surveillant, me pardonneras-Tu et guériras-Tu mon âme des horribles blessures que Ton fouet lui a infligées ?
XXI
Alvin compagnon
Alvin passa tout l’été chez lui, à Vigor Church, et refit connaissance avec sa famille. Les gens avaient changé, et pas qu’un peu : Cally était à présent adulte, Mesure avait femme et enfants, les bessons Économe et Fortuné avaient épousé deux sœurs françaises de Détroit, quant à p’pa et m’man, ils grisonnaient l’un comme l’autre et se déplaçaient plus lentement qu’Alvin ne l’aurait souhaité. Mais certaines caractéristiques restaient les mêmes ; ils débordaient toujours tous de gaieté, tous ceux de la famille, et les ténèbres qui s’étaient abattues sur Vigor Church après le massacre de la Tippy-Canoe, elles s’étaient – comment dire ? – non pas dissipées mais plutôt muées en ombres derrière toutes choses, aussi les événements joyeux de la vie n’en paraissaient-ils par contraste que plus joyeux encore.
Ils se prirent tous aussitôt d’amitié pour Arthur Stuart. Il était si jeune qu’il entendit tous les hommes du village lui raconter l’histoire de la Tippy-Canoe, et sa seule réaction fut de leur raconter à son tour la sienne propre, en réalité un méli-mélo d’histoires : celle de sa vraie maman, celle d’Alvin et celle des pisteurs, dans laquelle sa maman blanche en avait tué un avant de mourir.
Alvin évitait autant que possible de lui corriger ses erreurs. En partie parce qu’il ne voyait pas pourquoi il lui ferait remarquer qu’il se trompait, puisque c’était comme ça qu’il aimait raconter les événements. Et en partie par chagrin, car il se rendait peu à peu compte qu’Arthur Stuart ne parlait plus avec d’autre voix que la sienne. Les gens d’ici ne connaîtraient jamais le plaisir de l’entendre renvoyer leurs voix comme un écho. Même sans ça, ils adoraient entendre causer le gamin parce qu’il se souvenait toujours des mots qu’on avait prononcés, sans en oublier une syllabe. Pourquoi Alvin aurait-il gâché ce qui restait du talent d’Arthur Stuart ?
Alvin se disait aussi que ce qu’il gardait pour lui, nul ne le répéterait jamais. Par exemple, il existait certain paquet de toile que personne n’avait jamais vu ouvert. Il aurait été dangereux de répandre le bruit qu’on avait aperçu un objet en or à Vigor Church ; le village, qui n’avait pas beaucoup de visiteurs depuis le jour funeste du massacre de la Tippy-Canoe, ne tarderait pas à voir débarquer plus de gens qu’il n’en souhaitait, et tous de la pire espèce, qui chercheraient de l’or sans se soucier du mal causé en chemin. Aussi cacha-t-il à tout le monde son soc d’or, et la seule personne à savoir qu’il gardait un secret, ce fut Aliénor, sa peu bavarde de sœur.
Alvin passa la voir au magasin qu’elle et Armure-de-Dieu tenaient sur la place du village depuis toujours, avant même qu’il existât une place du village. Autrefois, c’était le rendez-vous des voyageurs, rouges et blancs, qui venaient de loin pour y trouver des cartes et apprendre les nouvelles, à l’époque où le pays se composait encore essentiellement de forêts, du Mizzipy jusqu’à Dekane. Aujourd’hui, le magasin était toujours achalandé, mais de gens du cru venus acheter ou entendre échos et ragots du monde extérieur. Comme Armure-de-Dieu était le seul adulte de Vigor Church que la malédiction de Tenskwa-Tawa ne concernait pas, il restait le seul à pouvoir sortir facilement pour acheter des marchandises et recueillir des informations qu’il ramenait aux fermiers et commerçants du village. Ce jour-là justement, Armure-de-Dieu était parti pour la ville de Mishy-Waka, où il devait prendre des commandes de verrerie et de porcelaine. Alvin ne trouva donc qu’Aliénor et son aîné, Hector, à tenir boutique.
Il y avait quelques différences avec autrefois. Aliénor, presque aussi versée dans les charmes qu’Alvin, ne se sentait plus obligée de les dissimuler au milieu de motifs de paniers de fleurs suspendus ni parmi des herbes soigneusement disposées dans sa cuisine. Certains sortilèges s’étalaient désormais au grand jour, ce qui signifiait qu’ils y gagnaient beaucoup en efficacité et en puissance. Armure-de-Dieu devait s’être un peu assagi et moins détester les charmes et les pouvoirs occultes. Une bonne chose ; c’était pénible, dans le temps, de voir Aliénor faire semblant d’être ce qu’elle n’était pas et d’ignorer ce qu’elle savait.
« J’ai amené quèque chose, dit Alvin.
— J’vois ça, dit Aliénor. Tout enveloppé dans un sac de toile, ça bouge pas plusse que du caillou, pourtant y m’semble que c’est vivant à l’intérieur.
— T’occupe pas d’ça, dit Alvin. Ce qu’y a là-d’dans, y a que moi qui dois l’voir. »
Aliénor ne posa pas de questions. Elle savait très bien, après ce que venait de dire Alvin, pourquoi il avait apporté son mystérieux paquet. Elle demanda à Hector de servir les clients qui viendraient à entrer, puis entraîna son frère dans la nouvelle réserve où ils entreposaient leurs marchandises, telles qu’une douzaine d’espèces de haricots en tonneaux, de la viande salée en barils, du sucre en cornets de papier, du sel fin en pots hermétiques et des épices en jarres toutes différentes. Elle alla directement au plus rempli des tonneaux de haricots, une espèce mouchetée de vert qu’Alvin n’avait encore jamais vue.
« Y a pas une grosse demande pour ces feuves-là, dit-elle. M’est avis qu’on y verra jamais l’fond, à c’tonneau. »
Alvin déposa le soc, enveloppé dans sa toile, sur le dessus des haricots. Puis il incita les haricots à lui ouvrir un passage ; ils s’écoulèrent comme de la mélasse autour du paquet qui sombra directement jusqu’au fond. Il ne demanda même pas à Aliénor de se tourner, vu qu’elle le savait capable de ce genre de prodige depuis tout petit.