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« J’connais pas ce qui vit là-d’dans, fit Aliénor, mais ça va pas mourir desséché dans l’fond de c’tonneau, des fois ?

— Ça mourra jamais, dit Alvin, en tout cas pas d’la façon que l’monde vieillit et meurt. »

Aliénor céda juste assez à la curiosité pour dire : « J’voudrais ta promesse que si jamais quelqu’un connaît c’que c’est, je l’connaîtrai aussi. »

Alvin accepta de la tête. C’était une promesse qu’il pouvait tenir. Pour l’instant, il ne savait pas quand ni comment il montrerait ce soc à quelqu’un, mais s’il existait une personne capable de tenir un secret, c’était bien cette taiseuse d’Aliénor.

Il resta donc à Vigor Church, dormant dans son ancienne chambre chez ses parents ; il y resta des semaines, qui le menèrent jusqu’en juillet, et pendant tout ce temps il se montra peu bavard sur ce qu’il avait vécu durant ses sept ans d’apprentissage. À la vérité, il ne parla guère plus qu’il n’était nécessaire. Il se promena dans la région, rendit des visites en compagnie de son père ou de sa mère, sans faire trop d’histoires pour soigner un mal de dents et un os cassé par-ci, une plaie purulente ou une maladie par-là. Il aida au moulin ; il loua ses services dans d’autres fermes pour le travail des champs et de la grange ; il se bâtit une petite forge et pratiqua de menues réparations et soudures, toutes tâches qu’un forgeron peut effectuer sans enclume digne de ce nom. Et tout ce temps-là, il n’ouvrit d’ordinaire la bouche que lorsqu’on lui adressa la parole et n’en dit pas beaucoup plus qu’il n’était nécessaire pour faire son ouvrage et qu’on lui passe à manger à table.

Il n’était pas morose, il riait à des plaisanteries et en racontait même à l’occasion. Il n’était pas austère non plus, et il lui arriva plus d’une fois de descendre l’après-midi sur la place du village pour prouver aux fermiers les plus costauds du pays qu’ils ne faisaient pas le poids dans un corps à corps face à des bras et des épaules de forgeron. Il évitait simplement les bavardages et les discussions et ne racontait jamais rien sur lui-même. Et si vous n’alimentiez pas la conversation, il ne demandait pas mieux que de la laisser retomber dans le silence, absorbé par son ouvrage ou les yeux perdus dans le vague, comme s’il ne se souvenait même plus que vous étiez là.

Certains s’aperçurent bien qu’il ne s’exprimait pas beaucoup, mais il avait été longtemps absent et il ne faut pas s’attendre à ce qu’un gars de dix-neuf ans se comporte comme un gamin de onze. Ils se dirent donc qu’en grandissant il était devenu un homme tranquille.

Mais d’autres ne s’y laissèrent pas tromper. Son père et sa mère en discutèrent entre eux, à plusieurs reprises. « Le p’tit a dû passer par de mauvais moments », avait dit sa mère ; mais son père voyait les choses autrement : « M’est avis qu’il a p’t-être passé par de bons et d’mauvais moments, les deux mélangés, comme pour la plupart des genses ; c’est seulement qu’il nous connaît pas ’core assez bien, après être parti sept ans. Faut l’laisser s’habituer à vivre comme un homme dans l’village, plus comme un drôle, et il tardera pas à tellement causer qu’on pourra plus l’arrêter. »

Aliénor, elle aussi, s’aperçut qu’Alvin ne parlait guère, mais comme elle savait en plus qu’il possédait une chose merveilleuse, secrète et vivante cachée dans son tonneau de haricots, elle ne se tracassa pas une seconde de ce qui n’allait pas chez lui. Ainsi répondit-elle à son mari, Armure-de-Dieu, lorsqu’il remarqua qu’apparemment son beau-frère n’adressait pas plus de cinq mots d’affilée à personne : « Il réfléchit dur. Il s’attaque à des problèmes trop compliqués pour nous autres, on peut pas l’aider. Tu verras, il causera beaucoup plusse quand il aura tout compris. »

Et il y avait Mesure, le frère que les Rouges avaient capturé en même temps qu’Alvin ; le frère qui avait connu Ta-Kumsaw et Tenskwa-Tawa presque aussi bien que lui. Bien entendu, Mesure avait noté qu’Alvin s’étendait peu sur ses années d’apprentissage. Le moment venu, ce serait sûrement à ce frère que le jeune homme se confierait ; c’était naturel, vu la confiance qu’il lui avait longtemps accordée et après tout ce qu’ils avaient vécu ensemble. Mais au début, Alvin se sentit mal à l’aise devant Mesure, à cause de sa femme Delphi ; le premier imbécile venu ne pouvait manquer de constater qu’ils supportaient mal d’être séparés de plus de trois pas l’un de l’autre ; lui se montrait si délicat et prévenant envers elle, il la cherchait toujours des yeux, se tournait pour lui parler quand elle se trouvait à proximité, essayait de la faire revenir quand elle était partie. Comment savoir s’il y avait toujours place pour Alvin dans le cœur de son frère ? Non, même à Mesure, Alvin ne raconterait pas son histoire, pas tout de suite.

Un jour, en plein été, Alvin était aux champs à poser des barrières en compagnie de son cadet Cally, lequel avait désormais atteint sa taille d’homme, aussi grand que son aîné quoique moins massif du dos et des épaules. Tous deux s’étaient loués pour une semaine chez Martin Hill. Alvin se chargeait de fendre le bois – sans jamais recourir à son talent, car il aurait parfaitement pu tailler toutes les traverses rien qu’en leur demandant de s’ouvrir toutes seules. Non, il plaçait son coin et l’enfonçait d’un coup de marteau ; son talent ne servait qu’à empêcher les bûches de se fendre de travers et de ne donner des traverses que sur une partie de leur longueur.

Ils avaient dû clôturer à peu près un quart de mille avant qu’Alvin ne s’aperçoive que Cally, bizarrement, ne restait jamais à la traîne. Alvin fendait le bois, et Cally mettait en place poteaux et traverses sans jamais réclamer d’aide pour enfoncer un pieu dans un sol trop dur, trop mou, trop rocailleux ou trop boueux.

Alvin garda donc l’œil sur lui, ou plus exactement se servit de son don pour surveiller son travail, et il constata sans risque d’erreur que Cally possédait un peu de son talent ; comme lui-même, bien des années plus tôt, quand il ne comprenait pas la moitié de ce qu’il faisait. Cally trouvait le bon emplacement pour son poteau puis amollissait la terre avant de la raffermir. Alvin se dit que ce n’était pas vraiment réfléchi de la part de son frère. Il se figurait sans doute trouver des emplacements naturellement bons pour y planter un pieu.

C’est ça, songea Alvin. Je sais à présent ce qu’il faut que je fasse : apprendre à quelqu’un d’autre à devenir Faiseur. S’il y a une personne à qui je dois apprendre ça, c’est Cally, vu qu’il a un peu du même talent. Après tout, c’est le septième fils d’un septième fils, comme moi, puisque Vigor vivait encore quand je suis né, mais qu’il était mort depuis longtemps à l’arrivée de Cally.

Sans plus attendre, Alvin se mit donc à parler tout en travaillant et raconta à Cally ce qu’il savait des atomes, qu’on pouvait leur dire comment se disposer et qu’ils obéissaient. C’était la première fois qu’il essayait d’expliquer ça à quelqu’un depuis sa dernière discussion avec mademoiselle Lamer – Margaret –, et les mots avaient un goût délicieux dans sa bouche. Voici la tâche pour laquelle je suis né, se dit-il. Expliquer à mon frère comment marche le monde, pour qu’il le comprenne et puisse influer sur lui.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Cally souleva tout d’un coup un pieu au-dessus de sa tête, très haut, pour le lui envoyer aux pieds. Le pieu atterrit avec une telle force – ou le talent de Cally l’avait si bien détérioré – qu’il se désintégra en petit bois au point de chute. Alvin voyait mal pourquoi, mais Cally écumait manifestement de rage.