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Ce magnifique établissement est situé en dehors de Genève sur le chemin de l’aéroport. Il dresse ses je-ne-sais-plus-combien-d’étages dans un îlot de verdure mamelonnée et constitue à lui tout seul une espèce de petite cité autonome, avec ses magasins, ses salles de restaurants, ses bars, son cinéma, ses terrains de jeux.

Un élévator nous hisse jusqu’au hall de réception où d’affables personnages nous accueillent. Vous nous verriez, mes drôles, que vous vous feriez des bleus plein les jambons tellement vous vous les claqueriez fort ! Je porte un complet bleu croisé, très strict. J’ai un bada à bord relevé, style Big Dabe, une cravate noire et un attaché-case à la main. Je chique les secrétaires empressés en gravitant autour d’un phénoménal Béru transformé en homme politique noir. Mathias, le rouquin du labo, l’a magnifiquement négroïdé, le Mastar ! Pour du beau travail, c’est du travail beau ! D’abord la couleur, œuf corse : un bistre très accentué. Ensuite les crins : une perruque crépue, descendant bas sur le front de taureau de mon dévoué compagnon. Et puis le nez : on lui a dilaté les narines à l’aide de petites boules de caoutchouc. Pour couronner le tout, il porte des lunettes cerclées d’or, Béru, et une énorme chevalière représentant un éléphant en train de tromper sa femme.

Un complet noir. Une limace à col cassé, des souliers jaunes. C’est le néo-diplomate nègre dans toute la force de l’âge. Quelle réussite, mes chéries ! Méconnaissable ! Digne ! Faut le voir, avec son pébroque roulé serré sous le bras, un délicat porte-documents en croco dans sa main gantée de fil noir !

Je m’avance vers le réceptionnaire, l’œil glacé, la bouche sévère.

— L’appartement de monsieur Kakaocho ! dis-je sèchement.

Le gars opine et consulte un registre un tout petit peu moins grand que la place de la Concorde.

— L’appartement était retenu pour hier, objecte-t-il.

— Son Excellence a eu un empêchement ! laisse-je tomber d’une voix maussade.

Béru renforce d’une farouche approbation.

— Personne ne nous a informés de ce retard, continue néanmoins d’objecter le préposé.

Son attitude agace « Son Excellence », laquelle bougonne fort agressivement :

— Te gratte pas, mon pote, on douillera la crèche comme si qu’on l’aurait occupée !

Son étrange parler fait sourciller notre interlocuteur.

— En tout cas il n’y avait qu’une seule chambre de retenue, déclare-t-il.

Je lui virgule un sourire diplomatique qui lui redonne de l’optimisme.

— Mais nous allons arranger cela, promet l’affable garçon.

Il compulse des fiches, examine des graphiques comme s’il étudiait une refonte totale de l’exploitation de l’Intermondial.

— À propos, fais-je, on a dû demander Son Excellence à plusieurs reprises, je suppose ?

— Je vais m’informer, dit-il en se rabattant sur le standard.

Un instant plus tard, il réapparaît, l’expression positive.

— En effet, on a téléphoné à deux reprises dans la journée d’hier.

— De la part de qui ?

— La personne n’a pas dit son nom.

— Elle doit rappeler ?

— Elle ne l’a pas précisé.

Aucune importance, je sens que nous sommes sur le bon chemin, car si on a réclamé le pseudo Kakaocho on le redemandera sans doute encore, à moins, bien sûr que son énigmatique correspondant n’ait été mis au courant de l’attentat d’Orly.

Quelques minutes plus tard, nous nous trouvons dans deux chambres communicantes, luxueuses et agréables. J’ai commandé un whisky pour moi (double, vous vous en doutez) et une bouteille de juliénas pour Béru.

Notre filet est posé, il ne reste plus qu’à attendre.

C’est bien joli d’attendre.

Mais c’est long.

Le temps est plus difficile à tromper que les femmes.

Quand on attend pour attendre, on finit vite par se demander ce qu’on attend et par comprendre que, dans la vie, il n’y a qu’une chose de vraiment raisonnable à tenter ; c’est d’oublier le temps. Comment diantre oublier le temps lorsqu’on attend ?

Béru propose une belote. J’accepte. Je n’aime pas le jeu, mais je trouve les cartes jolies. Je serais bourré aux as, je me ferais faire des jeux de cartes par Picasso et par Buffet ; les habillés seulement. Je les mettrais sous verre. Ce serait chouette, non ?

Comme j’ai horreur de jouer, je triche pour que ça soit plus vite fini. Ou bien alors je fais exprès de perdre.

C’est selon mon humeur. Tricher, c’est encore marquer de l’intérêt aux brêmes. C’est leur donner une noblesse qu’elles ne méritent pas.

Pour faire plaisir au Gros, j’accumule bourde sur bourde. Ainsi « j’y vais » à cœur avec un simple sept, ce qui est assez téméraire, convenez-en. Pourtant, la veine s’obstine à me faire tarter et je gagne. L’après-midi s’écoule bon gré mal gré. J’ai beau loucher sur le bigophone, il ne se décide toujours pas. C’est rare pourtant qu’un turlu ne carillonne pas lorsque vous le regardez d’une certaine manière.

À la fin, je balance les cartons sur le guéridon.

— Excuse, Gros, ça me les brise !

— Si tu te figures que je m’en ai pas aperçu, fatalise-t-il.

Il ramasse les cartes, les fait miauler dans ses gros doigts et soupire :

— Vois-tu, San-A, j’ai idée qu’on goupille mal notre cinoche.

— Expliquez-vous, Docteur.

— Le ministre bougnoul t’a dit qu’il avait rencart ici et on s’annonce, parfait, très bien, hockey ! Tu me fais déguiser en Ailé-c’est-l’acier, re-bravo. Mais alors, mec, enferme-moi pas z’en-tre quatre murs pour mater comment les appareils téléphoniques suissagas sont mieux perfectionnés que les français ! À quoi que ça sert que je m’aie métaphormosé en Alfred Boigny si c’est pour me claquemurer ? Y’a une chose que tu perds de vue, bonhomme, c’est que la rencontre au sommier devait avoir lieu dans l’hôtel. Moi je te parie cent mille dollars au soleil contre les cinq sous pour l’avoir raide que le gus poireaute quéquepart dans un bar de l’hôtel à me guetter !

— Tu oublies qu’il a téléphoné pour savoir si Kakaocho était arrivé.

— Justement, Monseigneur, qu’est-ce on lui a répondu ? Que j’étais pas là, rétorque Béru, lequel s’identifie résolument au personnage qu’il incarne.

— Je ne vois pas où tu veux en venir, conviens-je loyalement.

— Tu ne vois pas parce que tu croûtonnes de la pensarde depuis la séance chez Pépère, affirme mon Valeureux. Mords le topo, gars. J’ai la ranque à l’hôtel avec un bonhomme qu’on se connaît, moi et lui, nid des lièvres ni dedans. Il est à l’Intermondial et il m’espère. Me voyant pas radiner, il impatiente et tube à la réception pour savoir si que je me fusse point annoncé en catiminette.

— Pourquoi, s’il est ici, aurait-il téléphoné au lieu de demander carrément après toi ?

Le Mastar me toise d’un œil gluant de mépris apitoyé.

— Alors toi, sans te vexer, t’as la cervelle cotonneuse aujourd’hui, mec. Voyons, le ministre a pris le soin de changer de blaze pour venir à ce rendez-vous, c’est donc que les entretiens doivent se dérouler à mots couverts et derrière un paravent, en pleine nuit pendant une panne de courant !

Il commence à m’intéresser, Sac-à-Vin. C’est pas tellement pomme ce qu’il déballe. À quoi servira d’être intellectuel si les ahrutis se mettent à réfléchir !

— Un ministre, fatalement, il se dérange pas pour rencontrer le garçon tripier du coin ! Il a automatiquement rendez-vous avec quelqu’un d’haut-juché, d’où les précautions ci-incluses ! Mais je reprends ma démontrance, mon commissaire : le terlocuteur mystérieux demande après moi. Il demande une fois. Il demande deux fois. Personne ! Qu’est-ce qui se passe alors dans sa tronche ? Tu veux que je te le dise ?